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Ce texte a été révisé  par le journaliste Philippe Marthaler que je remercie.


Vestiges des religions mésopotamiennes


Les Ezidis parlent d'eux-mêmes


Ayoub Barzani



Introduction


Le 6 mars 1975, le dernier shah de l'Iran, Mohammed Riza Pehlevi, et Saddam Hussein, alors vice premier ministre irakien, signent l'accord d'Alger. Tous deux s'embrassent et se montrent satisfaits. L'impact de cet acte est immédiat sur le moral des principaux membres du politburo du PDK au Kurdistan irakien, en révolte depuis quinze ans. Après quelques jours d'hésitation pour décider s'il faut continuer la lutte armée, ils décident finalement de l'abandonner et ordonnent aux peshmargas de se rendre. Des voix s'élèvent contre cette décision désastreuse, en particulier celle du chef militaire du Badinan, Asaad Xweshewi Barzani. Celui-ci demande avec insistance qu'on le laisse continuer la lutte car il en a la capacité et la volonté, que partage la population. Les principaux membres du PDK rejettent brutalement sa demande et lui ordonnent de quitter le Kurdistan pour l'Iran. Une deuxième demande de la part de ce même chef est également rejetée. Le régime baasiste de Saddam Hussein profite alors pleinement de la liberté d'action que lui laisse cette décision des principaux leaders du PDK. Les mesures barbares du régime baasiste au Kurdistan vont marquer profondément la mémoire collective des Kurdes. La période allant de 1975 à 1991 peut être considérée à cet égard comme la plus noire en ce qui concerne le Kurdistan sud.

L'exode massif vers les frontières iraniennes a débuté fin mars 1975; parmi les milliers d'exilés en marche vers l'Iran se trouve le prince Tahsin Bey, le prince suprême de la communauté ézidie dans le monde. La SAVAK du Shah éparpille les familles dans les territoires les plus reculés de la Perse, à l'exception des provinces kurdes. Des mesures radicales, telles le harcèlement, l'intimidation, la torture et même la remise de réfugiés aux Irakiens, forcent grand nombre d'entre eux à retourner en Irak au péril de leur vie. Seule une minorité a la chance de parvenir en Europe. C'est le cas du prince des Ezidis, Tahsin Bey, qui contacte l'ambassade britannique à Téhéran et obtient un visa, avant de s'envoler pour Londres.

Pour ma part, je continue alors de faire part des exilés en Iran. En été 1976, deux agents de la SAVAK me saisissent et me conduisent en voiture au nord de Téhéran pour un interrogatoire qui durera jusqu'à minuit. Ils exercent intimidation et menaces. N'obtenant aucune confession de ma part — ils en obtenaient des autres — ils deviennent extrêmement cruels et hostiles. Finalement, vivant dans une atmosphère de menace permanente, j'obtiens un visa britannique et, au début 1977, je me retrouve moi aussi à Londres. Commence alors un voyage sans retour jusqu'à la désintégration du régime monarchique des Pahlevi.

Le prince Tahsin m'a contacté quelques jours après mon arrivée à Londres, et nous nous sommes vus régulièrement depuis. Les années d'exil en Grande-Bretagne ont renforcé nos liens. Les nouvelles en provenance d'Irak indiquaient que la situation des Kurdes se détériorait rapidement,  me causant une grande tristesse. Le Kurdistan subissait alors une destruction sans précédent. Des zones importantes de la terre ézidie étaient confisquées et arabisées, des villages détruits et la population forcée de résider dans des camps sous la surveillance de l'armée de Saddam Hussein. Le prince Tahsin me disait souvent, triste lui aussi, que son principal souci était de voir son peuple fier humilié par la barbarie du régime baasiste. Cela s'est révélé exact: l'identité kurde fut la cible d'une importante destruction dont l'intensité n'avait jamais été atteinte auparavant dans cette région. Mais plus tard, le régime de Bagdad exerça la répression contre les Chiites arabes également, ainsi que contre les Assyro-Chaldéens et les Turkmènes. Le régime de Saddam Hussein paraissait alors solide, soutenu qu'il était par le camp socialiste et par le monde occidental, aux yeux duquel la répression des peuples de l'Irak ne comptait guère.

Quand notre conversation revenait à la religion des Ezidis, le prince exprimait un regret: que les dignitaires ézidis de jadis, opposés aux écoles du gouvernement, aient empêché les enfants ézidis d'assister aux cours. Lui-même en avait été tenu à l'écart et, devenu prince, il encouragea par la suite ses coreligionnaires à se rendre à l'école. Cet acte était considéré à l'époque comme contraire à la tradition ézidie.

Actuellement, la plus grande diaspora ézidie, soit environ 50.000 personnes, réside en Allemagne. La plupart de ces Ezidis sont venus du Kurdistan sous domination turque. Cet exode est dû à la politique répressive de l'Etat turc, aggravée par les actes d'hostilité des aghas kurdes. C'est dès les années 60 que les Ezidis commencent à s'exiler en masse vers l'Allemagne. Comme Tahsin est le prince de tous les Ezidis dans le monde, la diaspora établit des liens serrés avec lui, et des visites réciproques sont régulièrement effectuées.

Saddam Hussein, qui déclare la guerre à l'Iran en octobre 1980, a besoin du soutien des Kurdes pour renforcer ses efforts de guerre; il multiplie donc ses efforts pour gagner les Ezidis à sa cause. Bien que le prince Tahsin ait refusé auparavant plusieurs propositions officielles, il accepte finalement de rentrer à Bagdad, retour soudain qui est désapprouvé par la diaspora ézidie ainsi que par de nombreux Ezidis restés au pays.

Pendant ces années de guerre entre l'Irak et l'Iran, les deux armées font des ravages au Kurdistan, anéantissant la vie rurale. Sur les 5086 villages recensés au Kurdistan irakien, 3479 sont détruits. Et en 1983, 3290 membres de la tribu Barzani disparaissent définitivement, victimes du premier génocide organisé par les forces de sécurité de Saddam Hussein. En avril 1987, l'Irak utilise des bombes chimiques et du gaz moutarde; près de cinq cents personnes périssent alors. Le 16 mars 1988, cinq mille Kurdes sont tués à Halabja par des bombardements chimiques.

Le 20 août 1988 est signé un accord de cessez-le-feu entre l'Irak et l'Iran. La guerre la plus sanglante de l'histoire de Moyen-Orient moderne, qui a duré huit ans, prend fin, ayant fait près de dix mille victimes kurdes ézidies. Saddam Hussein et son gouvernement ont détruit deux cents de leurs villages. Plusieurs centaines d'entre eux ont également disparu, enlevés par la police secrète.

A peine la peuple irakien a-t-il repris son souffle que Saddam Hussein envahit le Koweit, qu'il annexe le 2 août 1990. Cette fois, la communauté internationale n'aide pas Bagdad. Les forces de coalition déclenchent l'offensive “Tempête du désert” le 17 janvier 1991. Le 6 mars suivant, la deuxième guerre du Golfe prend fin sur une grande défaite de l'armée de Saddam Hussein. La population kurde s'insurge. Entre le 6 et le 14 mars, la quasi totalité des villes kurdes tombent aux mains des Kurdes qui remportent notamment, du 14 au 18 mars, la bataille pour Kirkouk. Le 27 mars, les troupes d'élite de Saddam Hussein lancent leur contre-offensive, provoquant un immense exode de près de deux millions de personnes vers l'Iran, et de près de deux cent mille en direction de la Turquie. Le 5 avril, le Conseil de Sécurité adopte la résolution 688, exigeant que l'Irak mette fin à sa répression contre les civils. A la mi-avril, l'Opération Provid Comfort est lancée par les forces coalisées, suivie par l'établissement d'une «zone de sécurité» dans le Kurdistan Irakien; le survol de l'aviation irakienne est alors interdit au nord du 36e parallèle, mesure qui est toujours en vigueur.

Ces événements concernent les Ezidis dans la mesure où ils leur ont permis de trouver un peu de liberté et de s'organiser pour faire revivre leurs pratiques religieuses dans la région de Dohuk. En octobre 1993, à Dohuk, mon ami Hasso Nermo, un Ezidi du clan Qutani, membre du Centre Social et Culturel de Lalish récemment créé, m'a proposé d'assister au pèlerinage de Jema, qui dure chaque année du 6 au 12 octobre. Il m'a expliqué que le gouvernement irakien a permis aux Ezidis vivant sous sa domination — au sud du 36e parallèle — d'assister à la cérémonie spirituelle à Lalesh, lieu de culte le plus sacré chez les Ezidis. Le but était de voir et d'écouter les Ezidis parlant d'eux-mêmes. Le présent ouvrage est issu de cette visite, des images et des témoignages que j'y ai recueillis. Des Ezidis faisant partie de l'élite conscientisée ainsi que des intellectuels très engagés ont accepté de s'exprimer librement. Ils m'ont parlé de leur foi ainsi que du sens de leurs pratiques religieuses.



Après avoir atteint la gorge de la vallée, nous descendons de voiture et, comme l'exigent les traditions, nous entrons pieds nus dans la longue colonne des pèlerins, des hommes, des femmes et des enfants qui avancent lentement, habillés de leurs vêtements blancs traditionnels. La vallée est d'une beauté fascinante, couverte de grands chênes et d'oliviers. Il est interdit de tuer les animaux, les oiseaux, ou de couper les arbres. Plus on avance et plus la vallée se resserre; soudain apparaissent les dômes pointus du temple.

Nous montons alors les marches d'un escalier et passons sous les portes voûtées de pierre blanche, avant de nous trouver dans la cour du temple. Les cérémonies de la fête de Jema ont déjà commencé.

A gauche de l'entrée, le prince (Mîr) Khayri est assis, solennel, près de la statue du fameux serpent noir, gravé sur le mur à droite de la porte du temple. D'autres dignitaires forment une rangée près de lui. A sa droite se tiennent les dignitaires de Qatani et de Shemsani. Leurs vêtements, traduisant la particularité de leur rôle spirituel dans la hiérarchie de la société ézidie, leurs moustaches imposantes mêlées à leur longue barbe, tout cela contribue à l'atmosphère émouvante qui règne en ce lieu de culte. Les autres personnes présentes dont des fakirs ou des disciples.

Une musique s'élève graduellement et un cortège de Ezidis barbus avance vers le temple. A sa tête, deux musiciens, un joueur de flûte et un tambourin, avancent en jouant une musique de caractère triste, funèbre. Un homme porte sur sa tête un pan d'étoffe, grand foulard qui a été plongé dans l'eau sacrée de la source blanche (kaniya spî). Quand le cortège arrive, tout le monde se lève; les membres du cortège s'alignent et embrassent le morceau d'étoffe. Très lentement, ils entrent dans le temple. Lorsqu'ils atteignent la porte, la musique cesse. Cette cérémonie, qui représente l'enterrement d'un des saints, est répétée à sept reprises et chaque fois, un foulard de couleur différente appartenant à un autre saint est présenté. Celui qui offre le plus d'argent reçoit ensuite le foulard à l'intérieur du temple. De la musique spirituelle accompagne toujours la cérémonie. L'ancien foulard sera remplacé par un nouveau. Au moment où nous arrivons, on présente le foulard de Sheik Sin, la divinité de la connaissance. C'est en touchant et en embrassant le vêtement que l'on manifeste son affiliation à Sheik Sin. Le prince, lui, représente Sheik Adi, lequel à son tour représente le pouvoir surnaturel de Tawus Malek, symbole le plus sacré dans la hiérarchie ézidie. Quatre hommes saints sont enterrés à l'intérieur: on distingue les tombeaux de Cheikh Adi, de Cheikh Abo Bakr, dont descend l'actuelle famille princière, puis celui de Cheikh Sin et de Sheik Sham. Ce dernier représente la divinité du soleil qui constitue la manifestation la plus significative de Dieu.

Dans la cour du temple, Baba Chawîsh, 73 ans, se promène pensivement, pieds nus. Il est peut-être le dernier eunuque du Moyen-Orient, avec son turban, son long vêtement blanc, entouré d'une ceinture rouge qui descend de l'épaule droite vers la gauche jusqu'à une ceinture noire qui ceint sa taille. Son visage bronzé avec une barbe et moustache aux poils clairsemés ne cachent pas les sillons qui creusent son visage, lui conférant un regard dur. Il est considéré comme un saint parmi les Ezidis. Les fidèles embrassent ses mains avec respect. De temps en temps il s'assied le dos au mur du temple, et allume une cigarette avant d'exhaler de gros nuages de fumée.

Encore enfant, profondément touché par la foi ézidie, Baba Chawîsh a décidé de se consacrer à Dieu, de se libérer des mauvaises pensées et du désir charnel. Il a voulu être opéré, et tandis que ses parents tentaient en vain de l'en dissuader, il s'est châtré lui-même, puis guéri avec des plantes. «Dès ce moment, dit-il, j'ai considéré toutes les femmes comme mes sœurs ou comme ma mère.» Il dit aussi recevoir la sagesse dans ses rêves. «Je sais ce qui se passera dans les semaines et les mois prochains.»

Il se plaint de la vie actuelle des jeunes qui n'ont plus de temps pour la foi. «La vie moderne a entraîné nos enfants loin de leur religion.»

Avant la prière du soir, il allume un petit feu, puis rentre dans sa cellule. Toute sa vie, il l'a passée dans la cour du temple.

L'Eunuque est très attentif à l'appareil que je porte.

Le révérend W. A. Wigram de Canterbury écrivait dans son livre remarquable, intitulé Le berceau de l'humanité: «Il paraît que toutes les religions connues par l'homme dans le monde ont, à une certaine époque, leurs racines en Mésopotamie. Parmi elles, l'une des plus anciennes et des plus complexes encore vivantes est la religion des Ezidis.»

Le manque d'informations historiques relatives au Ezidisme doit certainement être imputé aux pratiques extrêmement secrètes des Ezidis — le nom Ezid, qui était un lieu de culte babylonien, remonte à plus de quatre mille ans — les instructions ayant délibérément été soustraites à toute forme écrite pour ne pas tomber aux mains des étrangers. Cette méfiance totale face aux étrangers peut être partiellement attribuée à des événements historiques: les Ezidis ont subi des massacres terribles, pas moins de soixante-douze progroms selon les sources ézidies, trente-deux selon les historiens. Les Ezidis ont été désignés sous le terme d'«adorateurs du diable». Ce passé tragique les a forcés à conférer à leurs pratiques religieuse une expression ésotérique. En raison de la répression étatique durable ainsi que de la peur qu'elle a laissée dans les mémoires, la conscience ézidie associe l'Etat, ses institutions, ses écoles, ses universités et son armée, aux atrocités subies, et voit en lui l'origine et le facteur principal de la destruction de l'identité ézidie.

Aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, l'extension du ézidisme fut considérable. En 1414, les princes de Jazîreh attaquèrent les sanctuaires Safavides, attaque qui fut suivie de massacres. Face à l'empire des Safavides, les Turcs pactisèrent avec les chefs Ezidis, les assurant de leur fidélité en leur attribuant des terres. Mais dès que la domination ottomane fut établie au Kurdistan, les Ezidis se virent contraints de se convertir à l'islam, ce qui entraîna un affaiblissement numérique considérable. Les voisins — le gouvernement ottoman ou les tribus voisines kurdo-arabes — continuèrent à attaquer les Ezidis de Sheykhan ainsi que dans le Sinjar. Presque chaque année, on eut à déplorer des pillages, des massacres et des enlèvements de femmes. D'un côté le Wali Ottoman de Diyarbekir attaqua le Sinjar en 1838, causant de grands ravages; de l'autre, en 1841, le Wali de Mossoul détruisit le Ezidkhan à partir du sud. En 1892, le général ottoman Umar Wqhbi pasha eut pour mission de prélever des arriérés d'impôts et menaça les Ezidis d'extermination s'ils n'abandonnaient pas leur religion. Ceux-ci refusèrent et les forces du gouvernement, aidées par les tribus kurdes et arabes, lancèrent contre eux des assauts dévastateurs. La cruauté des forces d'Umar Pasha suscita la plus vive émotion dans l'empire ainsi qu'en Occident. Le cruel Wali fut remplacé par un autre, plus raisonnable.

La religion des Ezidis est très controversée, et les interprétations à son sujet souvent erronées. Certains la considèrent comme une secte dérivée de l'Islam, d'autres comme un reste de l'ancienne religion zoroastrienne de l'Iran. D'autres encore décrivent les Ezidis comme des adorateurs du diable, ou des partisans de Yezid, le fils de Moawiya, qui tua le petit-fils du Prophète Mohammed.

Ce qui est certain, c'est que les traditions babyloniennes et assyriennes se retrouvent parmi les rites ézidis, tel le début du Nouvel-An, situé le premier mercredi du mois d'avril. De même, tout le mois d'avril se passe en cérémonies, danses et festivités. Il est interdit de se marier, car cette période est réservée au réveil de la nature et au mariage des anges. Certaines musiques devaient être associées à des hymnes religieux. Il est interdit de cracher ou d'uriner dans les rivières, et les jours commencent avec le coucher du soleil. La façon de couper les cheveux et de les mettre en forme est elle aussi particulière.

Les Ezidis confirment que leur religion comporte aussi des éléments de Zoroastre, qui reconnaissait un seul Dieu, Ahuramazda. Il le considérait comme le Dieu unique, l'Eternel qui fait le bien. Deux symboles le représentent: le soleil et le feu. Selon cette religion, l'homme qui adhère au zoroastrisme doit observer les instructions de Zoroastre en matière d'éthique, notamment dans le domaine des affaires économiques et sociales, ainsi que dans celui des devoirs religieux: éviter le mensonge, qui est la source de tous les maux; tenir ses promesses et transformer l'ennemi en ami; faire le bien à partir du mal; transmettre la sagesse à partir de l'ignorance. Zoroastre demande aussi à ses disciples la pureté des pensées et des paroles, l'éloignement de tout ce qui est mauvais, l'amitié avec les animaux domestiques. En résumé, son enseignement consiste à faire de bonnes actions ainsi qu'à les enseigner aux autres. Le travail, en particulier l'exploitation de la terre, est considéré avec respect. La production des graines et des céréales constitue un devoir religieux. Selon le zoroastrisme, le mal sort de la maison où entrent les grains. Elever les animaux est également un acte sacré.

Le point conflictuel entre les Ezidis et les religions judaïques concerne le moment de la création d'Adam par l'unique Dieu créateur. La vision ézidie considère que Dieu créa Adam et ordonna aux sept anges de le prier. Tous ces anges suivirent l'ordre de Dieu, sauf l'ange paon. Il s'adressa à Dieu: «Je me rappelle votre premier ordre, de ne prier personne que vous. Et si je prie Adam, cela signifie que je vous ai reconnu un égal, ce qui serait un acte d'infidélité à l'égard de votre unicité. Je ne peux pas faire une chose pareille et personne ne mérite d'être prié excepté vous.»

La version ézidie ajoute: «Dieu fut content de cette réponse et il le nomma chef des anges.» Ainsi, contrairement aux accusations des religions judaïques qui les décrivent comme des adorateurs du diable, les Ezidis n'adorent pas l'ange paon, mais ils ont un très grand respect pour lui car ils considèrent qu'il a été fidèle au Dieu unique. La version judaïque, elle, est inverse: quand Dieu créa Adam, il ordonna aux sept anges de prier Adam. L'ange paon, arrogant, désobéit à Dieu qui se fâcha contre lui et le damna. Il devint le diable, et représente la force destructrice sur terre.

On voit ici ce qui distingue les approches: là où les Ezidis voient un acte de respect et de fidélité envers le Dieu unique, les autres reconnaissent une manifestation de rébellion et parlent d'adoration du diable, méprise qui a pavé le chemin du génocide. Les Ezidis rejettent toutes ces accusations et se considèrent comme plus intègres que les autres dans leur monothéisme, puisqu'ils ne reconnaissent aucun autre pouvoir dans le monde que celui du bien, qui vient du Dieu unique.

La venue de Cheikh Adi, en 1060, à Lalesh, a représenté un tournant pour la pensée ézidie, introduisant le soufisme et modifiant la structure sociale de la société ézidie, qui s'est maintenue jusqu'à nos jours. Si le Pir est venu du Zoroastrisme, la notion de cheikh est apparue avec le Cheikh Adi. La société, hiérarchisée, est divisée principalement en deux groupes: les prêtres d'une part, les murids, c'est-à-dire les disciples, de l'autre. Chacune de ces deux catégories se subdivise en plusieurs fonctions religieuses.

La structure sociale de la société ézidie tend à renforcer les liens communautaires par deux biais différents. D'une part, de manière interne, en renforçant les liens de sang à travers le système endogamique. Le mariage n'a lieu qu'à l'intérieur de chaque catégorie sociale. Que ce soit au sein des clans du prince de Shemsani, de Qatani, d'Adani ou de Pirani, tous se marient entre eux, ce qui permet d'augmenter la durée de leur hégémonie spirituelle. Les Ezidis sont à même de renforcer les liens avec les autres catégories sociales ou les clans d'une façon différente: en vertu de leur coutume, chacun d'eux doit se référer à cinq piliers: le cheikh, le hosta, le Bir, la “sœur de l'autre monde” et le “frère de l'autre monde”. La règle veut que chacun de ces piliers de référence se trouve hors de la classe ou du clan, ce qui garantit la cohérence interne de toute la société ézidie. Ces règles ont respectées jusqu'à aujourd'hui (voir annexe 1).

C'est le rite de la circoncision d'un enfant ézidi qui sert à établir des rapports d'amitié avec les sociétés voisines non ézidies. Lors de la cérémonie, chaque enfant circoncis est tenu sur les genoux d'une personne musulmane, chrétienne ou juive. Une goutte de sang doit tomber sur ses vêtements; la mère vient laver la tache, et un lien de sang unit ainsi désormais les deux familles, accompagné des devoirs qu'il implique.  


Les intellectuels Ezidis qui ont participé aux entretiens à Lalash et à Dohuk sont:


• Bir Khidre Sulayman, abréviation: Pir. Kh., le président de l'Union des Ecrivains Kurdes — branche de Dohuk, et l'un des fondateurs du comité préparatoire du centre de Lalesh.

• Ido Baba Cheikh, avocat, abréviation: Ido Baba, un membre de la même Union des Ecrivains Kurdes et membre du comité préparatoire du centre de Lalesh. Il est aussi le directeur du journal Nouveau Kurdistan.

• Hasso Nermo, économiste, membre du Centre de Lalesh.

• Le Dr Jasim Ilyas Mourad, abréviation: J. Il. M. De retour des Etats-Unis où il a terminé son doctorat sur les Ezidis, à l'université de Los Angeles, Californie.

• Le Dr. Azad, venu de Mossoul, sous domination du gouvernement de Bagdad.

• Hussein Bir Mardan, membre du centre de Lalesh, qui fut officier de l'armée irakienne de la base aérienne militaire de Al-Bakir. Il a rejoint le soulèvement de mars 1991.

Cosmogonie, histoire et mythologie des Ezidis

Après la cérémonie, je me rends au nord, tout près du temple, à Kanya Spi, “la source blanche” d'où l'eau jaillit abondamment. Tous les Ezidis doivent y être baptisés, là et nulle part ailleurs, puisqu'elle constitue le symbole le plus ancien de l'existence des traditions religieuses. L'hymne de leur religion dit:

Croire par quelle preuve

Avant la création des montagnes

Et les sentiers qui les marquent

Il n'y avait ni brouillard

Ni fumée

Ce jour-

Kanya spi (la source blanche)

Etait le lieu

Vers lequel tous les croyants

Se tournaient.


C'est alors que commence le premier entretien.


Q — Comment, selon la mythologie ézidie, le monde fut-il créé?

Pir. Kh — Nous avons de nombreux enseignements concernant la création de l'Univers. En 1979, quelques uns de ces textes ont été publiés; pour les détails, vous pouvez consulter ces écrits.

Q — Pourriez-vous nous expliquer ce que racontent de tels textes?

Pir. Kh — Je ne les ai pas appris par cœur, mais Abou Bakr a dit par exemple:

Les deux, l'amant et l'aimée

Nous voulions un aimé

Mais ne savons pas

Qui tire son origine de qui

Le Diamant de Dieu ou

Dieu du Diamant

Par Diamant, il veut dire l'Univers. Le texte est à la forme interrogative, alors Dieu s'est créé lui-même du Diamant, de l'Univers. Dieu souffla ensuite sur le diamant; il devint comme du feu, tout rouge, puis explosa et  se transforma en poussière et en brume. Ensuite, la brume et la poussière s'unirent et il commença à pleuvoir. L'univers devint comme un grand océan. Dieux pris l'arche, visita l'univers avec les sept anges, puis embarqua à Lalesh. Quarante ans furent nécessaires pour que la Terre apparaisse. L'eau devint alors montagne, forêt et terre. L'autre grande partie du Diamant explosé se transforma en soleil et les petites parties en lune et en étoiles. Tous ces éléments se trouvent dans nos textes récents.

L'univers resta liquide

balayé par des vagues constantes.

Il est dit que l'univers

ne voulait pas se calmer

sans l'ultime secret.

Alors Lalish apparut sur l'univers,

les plantes et la verdure poussèrent,

embellies par le mélange des quatre éléments:

la terre, l'eau, l'air et le feu.

A partir de ces éléments, Dieu créa le corps d'Adam avec de la glaise; le son d'une flûte fit entrer l'âme dans son corps. Dieu avait déjà créé les sept anges. Il ordonna alors aux anges de prier pour Adam; c'est de son aisselle qu'Eve fut créée. Ils mangèrent un fruit, un grain de blé, et c'est selon la volonté de Dieu qu'Adam et Eve descendirent sur la terre et qu'ils s'y multiplièrent — il n'était pas permis de se multiplier au paradis.

Q. — Pourriez-vous nous parler brièvement de l'origine de la religion des Ezidis?

J. Il. M. — L'origine de la religion des Ezidis, d'après de nombreux historiens, est la combinaison des religions de Nabu de Babylone et de Mitra, la divinité du soleil de l'ancien Iran. Cette dernière se transforma lorsque les Ezidis découvrirent l'idée de Dieu, qui impliqua l'apparition du monothéisme. Alors ils appliquèrent le nom de Ezdan au pouvoir surnaturel. C'est ainsi qu'il fut nommé par les Ezidis. Yezdan, tel que le mot est prononcé par les savants de l'Ouest, est peut-être dérivé du nom de Ezid ou Yezdan, l'ancien nom de Dieu au Kurdistan et en Perse. Les Ezidis découvrirent l'idée de Dieu par hazard, vers l'an 2000 avant J.-C. Jusqu'à aujourd'hui, ils ont adopté une attitude positive, interagissant avec les religions sémitiques voisines. Le judaïsme, le christianisme et l'islam eurent une grande influence sur eux.

Q. — Certains disent qu'à cause des nombreuses campagnes menées contre les Ezidis, venant de toutes les directions, la résistance était impossible. Alors, à contre-cœur, ils acceptèrent ce qui était imposé par l'Islam. Cela fut nécessaire pour éviter l'annihilation. Le Ezidisme se mélangea ainsi à tel point qu'il finit par devenir un mélange complexe, et perdit sa principale orientation. Pensez-vous qu'il a réussi à préserver son originalité?

Pir. Kh — Ce que vous dites est exact. Nous avons été la cible de 72 pogroms, comme celui de Mohammed Pash Kour de Rawendouz, en 1831, et surpassés par les forces de destruction. De 1'250'000 qu'ils étaient, seuls 8'000 Ezidis échappèrent au massacre, qui furent forcés de se convertir à l'Islam. Ceux qui échappèrent au massacre trouvèrent refuge dans les forêts et les montagnes lointaines. Avant, en 644-645 de l'hégire, Badreddin Loaloa Atabeki envoya par deux fois ses armées depuis Mossoul. Il occupa le Temple de Lalish, exhuma la tombe de Cheik Adi et brûla des ossements.

Il y a eu de nombreux autres pogroms, face auxquels nous avons dû recourir à une attitude préventive, et montrer ouvertement notre conversion à l'Islam, tout en gardant secrètement notre foi originelle.

Certains de nos leaders adoptèrent cette position: ils se firent passer pour musulmans, mais secrètement à la maison, ils gardaient leur ancienne croyance. Il est donc difficile, à cause des dangers perpétuels auxquels nous avons été confrontés, de distinguer la part des valeurs profanes injectées dans nos traditions et celle des vraies valeurs ézidies. Si nous regroupions tous nos textes religieux, nos chants, nos hymnes et si nous les analysons avec soin (ce qui n'est pas une tâche facile), je pense que nous pourrions reconnaître quelles sont les valeurs ézidies originales et lesquelles ont été imposées par la force à notre religion

Q — Certains historiens ont dit que la religion n'est plus la même qu'à l'origine, tant elle s'est mélangée à d'autres…

J. Il. M. — La religion ézidie étant syncrétique par nature, puisqu'elle s'est formée, ainsi que je viens de le préciser, de la combinaison de deux religions, il est donc naturel qu'elle ait interagi avec d'autres. Par exemple, Zoroastre était, selon nos croyances, un Ezidi qui essaya d'introduire de nouvelles traditions, tout en maintenant la croyance de base. Le judaïsme, le christiannisme et l'islam influèrent également sur notre religion. Il est notoire que cheikh Adi, qui immigra en 1060 après J.-C, introduisit le soufisme et on y trouve de nombreuses traces de l'islam. Mais toutes ces influences n'ont pas transformé la structure de base du ézidisme.

Q — Reconnaissez-vous un fondateur de votre religion, analogue à Jésus pour le christianisme, à Mohammed pour l'Islam et à Moïse pour le peuple Juif?

Pir. Kh — Le Ezidisme fut formé à travers une longue et graduelle contemplation. Il n'est pas venu par des prophètes, comme cela a été le cas pour d'autres religions judaïques. Certains disent que notre prophète était Abraham, qu'il était originaire d'une région kurde, et que nous connaissons Dieu depuis cette époque.

Nous avons un texte qui mentionne Abraham. Mais notre religion remonte en fait à un temps qui lui est antérieur. Nous avons commencé à connaître Dieu à travers certaines étapes successives. Nous avons reconnu l'une après l'autre les créatures, telles le soleil, la lune, la pluie, le vent, la naissance, la mort, et pour chacune d'elles, nous avons trouvé un symbole. Ensuite, nous avons découvert le créateur, le seul qui ait créé tous ces phénomènes.

Nous sommes appelés Ezidis, ce qui signifie celui qui me créa, ainsi que toutes les choses vivantes. Il n'y a pas de doute que les Sumériens étaient Aryens, bien que quelques écrivains chauvinistes et réactionnaires essaient de déformer leur héritage culturel. Ils essaient de les attribuer à la culture babylonienne et assyrienne, afin de pouvoir les considérer comme sémites. Les Sumériens ont accompli une grande civilisation. Ils étaient des pionniers dans la découverte de l'écriture. Ils avaient leurs propres croyances concernant la création et Dieu. Nombre de leurs croyances existent encore parmi nous. L'origine des Ezidis remonte ainsi à la tradition sumérienne. Après l'effondrement des Sumériens, les Babyloniens ont hérité de leur civilisation, suivis des Assyriens. Durant cette période, la population aryenne s'est soulevée une fois encore, et une nouvelle religion a émergé: le Mithraïsme. Elle vient du plateau d'Iran, comme le disent tous les historiens, et fut suivie par la religion bien structurée de Zoroastre, au sujet duquel existent de nombreux livres.

Les Ezidis ont des similitudes avec le mitraïsme autant qu'avec le zoroastrisme; ce n'est qu'ensuite qu'apparurent dans la région le judaïsme, le christianisme et l'islam. Ils nous influencèrent un peu. Mais ce qui détruisit nos croyances, ce fut la venue de l'islam au Kurdistan. Il s'étendit de deux manières: par l'épée et par le Coran. Nous avons été forcés de nous convertir. Bon nombre d'entre nous ont péri en résistant. Si vous lisez Fatah Al-buldan par Al Belatheri, vous vous rendrez compte de la façon dont les armées islamiques attaquèrent les habitants du Kurdistan, ainsi que de la manière dont ceux-ci se battirent pour ne pas abandonner leur foi. L'auteur mentionne Mossoul et Baâdré, la capitale de Cheikhan. Il ajoute: «Lorsque nos armées, après une rude bataille, ont atteint Mossoul, nous avons traversé le Tigre et sommes partis vers Dasin. Là, nous avons rencontré une vive résistance.» Certains d'entre nous se sont convertis à l'Islam; d'autres ont accepté de payer des taxes. Ayad Al-Ghanem était un chef militaire. Il rencontra la population de Dasin. Les gens lui demandèrent: «Pourquoi nous traitez-vous comme des incroyants? Nous reconnaissons un Dieu.»

Le chef militaire islamique demande alors conseil au Calife Omar, qui répondit:

«Traitez-les comme vous traitez les gens du Livre.»

Alors la majorité paya des taxes et les autres émigrèrent, ces derniers n'étant pas autorisés à emmener leurs biens. C'est ainsi qu'en s'exilant, ils ne sauvèrent que leur foi.

Q — Le Zoroastrisme s'est-il étendu partout au Kurdistan?

Pir. Kh. — La religion de Zoroastre était la religion de l'Etat, de la classe dirigeante. Durant deux cents ans, la population ne l'a pas acceptée facilement. Elle mit près de 800 ans à devenir la religion officielle de l'Iran. Mais nous avons des liens avec le zoroastrisme ainsi que les Kakaï. Pour eux, les prières se disent en kurde, et nous sommes nous aussi influencés par Zoroastre, sans être toutefois absolument zoroastriens. Nos croyances datent d'avant lui et nous avons également subi d'autres influences, en particulier avec la venue de Cheikh Adi et celle de ses descendants. Il faut également dire que le Wali de Mossoul a tué son petit-fils.


Les livres sacrés


Q — Avez-vous un livre sacré?

J. Il. M. — D'après les traditions orales, nous avions un livre sacré qui s'appelait Mishafa-Resh, le livre noir, et un autre intitulé Jilwa, solitude, mais qui ont été perdus. Selon d'autres sources issues de la tradition orale, il existerait un autre livre appelé Mazda-have, la lumière. Mais jusqu'ici, nous n'en avons pas vu d'exemplaire original. En revanche, des copies de Mishafa-Resh et de Jilwa existent dans les bibliothèques européennes et américaines. Néanmoins, l'autorité religieuse des Ezidis n'a pas confirmé l'authenticité de ces deux livres. Mais dans le passé autant qu'aujourd'hui, la connaissance ézidie reste de tradition orale. Cela signifie que parmi les Ezidis, des groupes de personnes appartenant à des classes précises mémorisent la connaissance religieuse, que ce soit dans les villages de Bahzan et de Bahshiqa ainsi que dans le temple sacré. C'est ainsi qu'elle est transmise de génération en génération.

Q — L'histoire de l'Ange Tawus Malek existe-t-elle dans votre livre, ou est-ce uniquement un enseignement oral?

Pir. Kh. — Cela nous mène à un autre sujet: avions-nous un livre sacré ou non? En fait, nous en avions un, mais il a été brûlé lors des nombreuses guerres d'extermination dont les Ezidis ont été la cible. Notre livre aurait dont été détruit, perdu, ou encore caché. D'un autre côté, nous avons des documents, au nombre d'une quarantaine. Nous les avons cherchés et avons réussi à en trouver un dont vous pouvez voir cette copie. Nous avons aussi entendu dire qu'il y avait quarante Pirs, des sages, et que chacun d'eux possède un Mishnour, une lettre ou document. La copie que vous voyez est une copie manuscrite accompagnée d'une signature. On y trouve de nombreuses informations touchant à la distribution géographique de la population ézidie. Il s'agit de l'un de ces quarante documents. Si nous arrivons à trouver les autres, le passé des Ezidis sera éclairci, et nous avons la certitude qu'il en existe d'autres: l'un d'eux se trouve à Mehte, à Shengal. Bon nombre d'autres sont la propriété de familles converties à l'Islam.

Q — Pourquoi n'avez-vous pas de littérature religieuse écrite?

J- Il. M. — Je crois que la seule différence entre les Ezidis et les Musulmans, les Juifs et les Chrétiens dans ce domaine est que les premiers n'ont pas encore enregistré l'ensemble de leur tradition orale, en particulier celle qui concerne la source divine de la création de l'Univers et l'histoire ancestrale des Ezidis. Mais il est très heureux que ce processus ait commencé voici une vingtaine d'années. Nous avons jusqu'ici enregistré un quart de nos traditions, et la discussion se poursuit quant à la continuation de cette recherche sur une base régulière, et dans le cadre d'un programme élaboré en trois plans. Cette recherche pourrait être dirigée par le Prince, le chef de la société ézidie, par Baba Cheikh, chef religieux des Ezidis, ainsi que par d'autres érudits de la religion ézidie.

Q — Pourquoi cette obstination, au travers des siècles, à ne pas transcrire la connaissance de votre religion?

J- Il. M. — L'histoire des Ezidis, jusqu'en 1917 et à la fin de l'Empire Ottoman, est très sanglante, caractérisée par les massacres et les persécutions, et les Ezidis ont été très inquiets. Ils ont eu peur qu'une fois leurs traditions et leurs connaissances enregistrées, celles-ci puissent tomber dans les mains d'étrangers. Et puisque de nombreuses connaissances contredisent les écrits des autres religions, cela exposait les Ezidis à être en butte à des pillages et à des persécutions toujours plus nombreux. Il ne faut pas oublier que selon nos propres sources, l'on compte près de 72 pogroms à l'encontre des Ezidis; j'ai d'autre part répertorié plus de trente-cinq guerres. Selon les historiens, leur nombre est encore plus important, qu'elles aient été lancées par l'Empire Ottoman, par les tribus locales ou par leurs voisins. Ces guerres furent légalisées et sanctifiées par les hautes instances d'Istanbul pendant le règne Ottoman. Ce passé tragique n'a pas encouragé les Ezidis à enregistrer leurs connaissances.

Sur la base de ma longue cohabitation avec les Ezidis, étant Ezidi moi-même, il m'apparaît que le caractère principal de cette religion s'articule autour de l'idée de Dieu. Il y a un pouvoir surnaturel derrière l'Univers. Notre peuple croit en un Dieu qu'il appelle Yezdan ou Ezdi. Il croit ensuite au Paon, Malek Tawus, l'ange-chef parmi les sept anges. Nous croyons en outre aux six anges. Ceux-ci ont été incarnés dans sept personnages au temple de Lalesh. Ils ont vécu sur terre, puis ont disparu. Les Ezidis tiennent également dans le plus haut respect les prophètes sémites. Notre peuple prie le matin et aussi quand il voyage. Cela n'est qu'un bref résumé de la structure Ezidie.


Le diable selon les Ezidis


Q — Comment voyez-vous le diable?

Dr Azad — Ce mot injuste (il ne le prononce pas) est un mot arabe; il vient du Coran. Nos textes sont en kurde, et comme les Ezidis ne sont pas musulmans, il n'y a pas de raisons pour qu'on trouve ce mot (il ne le prononce pas) dans les textes ézidis. Notre religion ne reconnaît ni son existence ni son règne; il n'a pas sa place dans le ézidisme.

Nous sommes pleinement unitaires: cela signifie que rien ne peut exister sans la volonté de Dieu. Il n'y a pas de rival à Dieu, rien ne peut l'égaler.

Q — Dieu n'a pas d'ennemis?

Dr Azad — Non, il n'est pas possible qu'il ait des ennemis. Si vous trouvez un ennemi à Dieu, vous êtes en pleine contradiction. C'est un argument qui va à l'encontre de ses propres intentions. Dieu est le Souverain. Il n'est pas logique qu'il ait créé son propre rival. Il créa l'homme et l'instruisit à faire le bien. L'homme trouvera le bien s'il fait le bien, et le mal s'il fait le mal. Le bien et le mal viennent de Lui. Il n'y a pas de mot dans les textes ézidis pour cela (il ne le prononce pas). Il s'agit d'un mot étranger, d'un mot arabe. L'ennemi l'a utilisé par le passé et l'utilise encore contre nous pour nous humilier et nous insulter. Alors nous y sommes devenus sensibles.

Il n'y a pas longtemps, durant les années cinquante, la plupart des Ezidis ne comprenaient pas sa signification. Si vous disiez «chett» et «tichett» ou n'importe quel mot avec la lettre «ch», ils se fâchaient, quoi que vous disiez. N'importe quel mot contenant ce phonème les bouleversait car ils ne le comprenaient pas. Ce mot est totalement étranger, absent de notre religion ézidie et de nos textes sacrés. Il n'a de place ni dans notre vocabulaire ni dans notre religion.

Le Docteur Jasim tient à clarifier les propos du Docteur Azad:

J. Il. M. — Georges Habeeb, écrivain irakien, a traité de cette question. Il dit que Nabu était le grand Dieu de Babylone, et que quand le mithraïsme est venu en Mésopotamie, un temple a été érigé en son honneur au Kurdistan, près du fleuve Euphrate. Ce temple fut nommé Ezida. Quand l'Empire perse domina la Mésopotamie, il imposa à son peuple le culte de Mitra. Les disciples de Nabu durent donc abandonner l'adoration de Nabu et adorer Mitra. Ils changèrent le nom de Nabu en Tawus Malek, le chef paon, qui est un un nom araméen. Cette attitude visait à cacher l'ancienne religion. La langue araméenne était, en ce temps-là, une langue internationale utilisée en Egypte, en Palestine et en Mésopotamie. Il s'agissait de la langue du monde ancien. Tawus Malek est le nom araméen pour désigner Nabu. Or à cette époque, il y avait une coutume: quiconque honorait un symbole était appelé un adorateur d'Iblees, de Satan.

Un jour, un voyageur grec arriva en Mésopotamie. Il parla d'une communauté qui honorait Nabu par de la musique et des danses. Les membres en étaient accusés d'être des adorateurs du Diable. Plus tard, quand des Chrétiens arrivèrent, les disciples de Nabu se trouvaient encore dans un endroit proche des montagnes Jangar. Ils étaient également accusés d'être des adorateurs du diable.

Q — Ce mot viendrait donc de cette époque?

J. Il. M. — Oui, mais par la bouche des étrangers, pas par celle des Ezidis. Les disciples de Nabu étaient très fâchés en entendant ce mot, parce qu'ils se sentaient humiliés chaque fois qu'ils étaient décrits comme tels. Il s'agit d'une humiliation pour Tawus Malek, car Iblees veut dire le mal, le pouvoir destructeur dans la vie, alors que Tawus Malek représente le bien et la beauté. Les Ezidis étaient fâchés parce qu'il est irrévérencieux de qualifier le bien avec un mauvais mot.

Une brève discussion s'ensuit entre le Dr Azad qui conteste cette version du Dr Jasim.

Dr. Azad — Votre explication convient aux intellectuels, mais ne correspond pas vraiment à la réalité des choses.

J. Il. M. — C'est peut-être votre opinion.

Dr. Azad — Par exemple, avons-nous des disciples de Nabu parmi les Ezidis?

J. Il. M. — Oui, parmi les Ezidis de Syrie. Ils le mentionnent souvent.

Dr. Azad — Mais avez-vous entendu parler de Nabu dans nos textes religieux lors des prières?

J. Il. M. — Un instant, j'ai seulement dit que le culte de Nabu s'est étendu à travers toute la Mésopotamie, et pas seulement parmi les Babyloniens.

Q — Selon le point de vue ézidi, comment voyez-vous l'Ange Azazil et sa relation avec Dieu?

Pir.Kh — N'importe quel examen de nos prières et de nos textes religieux démontrerait que nous croyons en un seul Dieu. Il n'a pas d'égal: nous adorons ce Dieu car nous croyons que Dieu a créé les sept anges; un de ces anges s'appelle Azazil, l'ange Paon. Tous les sept sont au service de Dieu. Nous respectons Dieu, mais aussi ses anges. Azazil, l'ange Paon, refusa de prier pour Adam. Dieu demanda: «Pourquoi ne pries-tu pas pour Adam?» L'ange Paon répondit: «Je n'ai pas oublié votre premier ordre: nous ne devons prier que vous. Si je prie quelqu'un d'autre, cela signifie que je Vous reconnais un égal en lui. Ce serait là un acte infidèle.

Dieu fut heureux de cette réponse au point qu'il le nomma chef des anges. Il lui donna le nom de Tawus Malek. C'est là notre conception de la relation de l'ange Azazil avec Dieu; mais selon d'autres religions que nous ne voulons pas mentionner, Dieu se fâcha et l'appela Iblees, ce qui est un mot arabe et signifie celui qui est cassé et a mauvais caractère. Mais les Ezidis sont d'avis contraire. Dieu lui donna même quelque chose qui ressemble à un anneau pour mettre autour de son cou (le Girîvan). Girîvan signifie de bonnes promesses. Nous autres, les Ezidis, nous utilisons cette forme d'anneau pour nos chemises blanches. Par le passé, la sœur de l'autre monde ouvrait elle-même le col de la chemise pour les adeptes Ezidis. Il s'agit d'une initation de ce que Dieu a donné au chef des anges, Tawus Malek.


Les Saints musulmans des Ezidis


Halaj, personnalité soufie très connue, a été brûlé à Bagdad. Shamse Tabrezi de Perse a écrit divers ouvrages soufis, parmi lesquels le Jardin des Roses  (Gulistan). Babik Kurami, un Kurde de Perse, est considéré comme le père du socialisme. Je demande au docteur Azad ce qu'il pense de ces Saints musulmans soufis.

Q — Que pensez-vous de Halaj, de Shamse Tabrezi et de Babik Khurami? D'aucuns disent qu'ils sont Ezidis. Pourquoi les tenez-vous aussi en si haute estime?

Dr Azad — Halaj est très apprécié parmi nous; nous avons beaucoup d'affection pour la façon dont il exprime ses opinions ainsi que pour celle dont il a été brûlé à Bagdad. Son souvenir ne quittera jamais l'esprit des Ezidis. Nous le respectons parce qu'il a aboli le règne de Satan. Il est devenu un unioniste, et cela est dans la tradition ézidie. Il a anéanti le pouvoir du mal: le bien et le mal viennent de Dieu.

Q — Comment se fait-il que vous considériez de nombreuses personnalités islamiques comme saintes?

Pir. Kh. — Nous récitons Halaj dans nos prières. Il vint en des temps plus anciens que Cheikh Adi. Il est important de mentionner que le soufisme existait avant l'Islam, ce que prouve bien Cheikh Aladdin Naqshibendi. Les Soufis pensent que Dieu ne s'est pas fâché contre L'Ange Azazil, mais qu'il le nomma chef des anges. Il est le chef de tous les unionistes. C'est ainsi que nous tenons l'ange Azazil en haute estime.

L'avocat Cheikh Ido ajoute:

— Il est vrai que nous avons pris certaines choses de l'Islam, mais pas les éléments principaux. Peut-être trouve-t-on quelques mots de la religion islamique dans nos textes, mais nous n'avons jamais adopté des coutumes telles le jeûne ou la prière tels qu'ils sont pratiqués par les musulmans. Nous avons gardé nos anciennes traditions. Comme le dit Pir Khidre, le soufisme existait avant l'Islam. Je vais vous en donner un exemple: il y a des années, le baptême était considéré comme une tradition empruntée au christianisme. Mais les Ezidis étaient baptisés dans le Kaniya Spi. En lisant les livres d'histoire, nous trouvons que la cérémonie du baptême est très ancienne: elle existait à l'époque sumérienne. Selon la tradition, les hommes non baptisés étaient privés de la bénédiction. L'endroit où se déroulait cette cérémonie s'appelait Petrango. Un homme privilégié s'occupait de cette tâche. La même coutume existe aujourd'hui parmi les Ezidis, à Kaniya Spî, et elle est convoquée par l'administrateur de Kaniya Spî lui-même. Il est possible qu'il existe des similitudes avec d'autres religions, mais la nôtre est plus ancienne. Nus célébrons des cérémonies de pélerinage pendant la même période que les musulmans; mais nous l'avons fait avant l'Islam.

Abraham est venu de la région kurde et est arrivé dans les montagnes de Judi. C'est ce que dit le livre, je l'ai lu il y a environ un mois. Nous partageons  de nombreuses traditions communes avec nos voisins, les Kurdes musulmans. Cela montre que s'ils sont musulmans, ils n'ont pas abandonné pour autant leurs traditions ancestrales. Avant la déportation arabe, les Ezidis aussi bien que les Kurdes musulmans célébraient la fête du prophète David. Nous le fêtions, tout comme eux, en sacrifiant des animaux. Maintenant encore, si la poule d'un musulman crie comme un coq, il la tuera, car cela est considéré comme un signe de mauvaise augure. D'autres exemples analogues montrent que les Kurdes convertis à l'Islam ont préservé leurs traditions séculaires.

Q — D'où vous vient votre respect tout particulier pour Halaj et Shamse Tabrezi?

Pir. Kh. — Il est évident que les Ezidis sont un peuple de foi et de vérité. L'ange Paon a obéi à Dieu, au contraire de ce qu'affirment les musulmans. Dieu l'aimait, alors Halaj adopta notre position à l'égard de l'ange Paon. Halaj défendait l'ange Paon tout en faisant face au réel danger que représentait Bagdad. Jonayed, son ami, lui dit de ne pas révéler le secret, mais Halaj refusa, afin de servir la vérité. Il fut torturé, on lui coupa les mains. Nous n'aurions pas tant de respect pour les soufis s'ils ne respectaient pas l'ange Paon. Nous respectons aussi profondément Abo-Hamid Alghazali.

Q — Et concernant les autres prophètes, Moïse, Jésus et Mohammed?

Pir. Kh. — Il est vrai que nous ne les suivons pas, mais nous les respectons beaucoup eux aussi: nous récitons leurs noms dans nos prières, même si nous avons notre propre religion.


La femme ézidie


Q — Les droits des femmes n'existent-ils pas chez les Ezidis? N'y a-t-il pas d'héritage pour elles?

— Pir Kh. — C'est vrai. La femme n'a pas droit à l'héritage. Mais socialement, il nous ne faisons aucune séparation entre les femmes et les hommes, qui travaillent ensemble. D'ailleurs nous avons en des femmes brillantes dans notre histoire, telle Khatuna Fahkra, qui est très connue. Nous visitons sa tombe et la considérons comme une sainte. Récemment, en 1913, c'est une femme qui nous guidait, la princesse Mayan Khatun. Elle accepta d'être exilée à Sivas durant sept ans par les Ottomans pour épargner le service militaire à son peuple. Quant à Khatuna Fakhra, elle est la patronne de la naissance. Lorsqu'une femme à de la difficulté à accoucher, elle prie et demande son aide.

Ido Baba Cheikh ajoute:

— En tant qu'avocat ézidi, je peux dire que les religions n'ont pas toutes élaboré des lois concernant l'héritage des femmes. Par exemple, l'Islam a établi des lois pour organiser la société, mais le christianisme ne l'a pas fait. Un jour, des gens se rendirent vers Jésus pour une question de divorce. Il répondit: «Je ne suis pas un juge.» A l'époque, la loi romaine était en vigueur. Le Ezidisme, en tant que religion, ne s'est pas référé à de telles affaires. Mais il n'y a aucune loi qui dise que la femme n'a pas droit à l'héritage. Il est du devoir du mari de prendre entièrement soin d'elle. Pour les Ezidis, elle n'a donc pas besoin de ces droits.

Q — L'Islam permet le mariage avec quatre femmes. Quelles sont vos règles?

Ido.Baba — Nous n'avons rien d'écrit, et nous suivons donc les traditions de notre société. Mais contrairement à l'Islam, une fois qu'un Ezidi divorce, il ne peut remarier son ex-femme. Comme la société des Ezidis est une société kurde, féodale, le divorce est très rare et honteux.

Q — Est-ce que les Ezidis se marient toujours à l'intérieur de leur classe sociale?

Ido.Baba — Il est vrai que le Prince doit se marier dans sa propre classe sociale. De plus, les Murids (disciples) ne peuvent se marier dans sa classe, ni lui dans la leur. C'est la hiérarchie des classes qui construit les familles. La famille du cheikh est formée de trois clans: les Chemsani, les Adani et les Qatani. Chacun de ces clans doit se marier dans sa propre classe. Le «Pîr», le Sage, doit lui aussi se marier dans sa propre famille.

Q — Que se passerait-il si un homme ou une femme ne suivait pas une telle tradition?

Ido.Baba — Il y a encore cinquante ans, le couple était tué car il agissait contre la religion, et commettait donc un acte illégal. Mais ils pouvaient toujours s'évader et vivre hors de la société ézidie.

Q — Y a-t-il des exemples de couples qui ont été tués?

Ido. Baba — Oui.

Q — respectez-vous toujours de telles lois?

Ido.Baba — Oui, nous respectons nos traditions; chacun se marie dans sa propre classe. Mais les transformations apportées par la vie moderne ont altéré certaines de nos traditions. Par exemple, j'ai un ami Ezidi qui est marié avec une fille chrétienne. Il nous rend même visite, ce qui aurait été impensable il y a cinquante ans.


Les guides religieux


Q — Et qu'en est-il du frère et de la sœur de l'autre monde?

Pir. Kh. — Chaque Ezidi, prêtre, cheikh ou disciple, homme ou femme, devrait avoir un frère ou une sœur de l'autre monde. Il arrive qu'un homme ou une femme n'ait pas de filiation du côté de ses parents; dans ce cas, il peut les choisir tous les deux. Mais le frère ou la sœur ne doivent pas être de la même classe sociale. C'est là une des cinq obligations ézidies: avoir un frère ou une sœur de l'autre monde. Cela n'est pas seulement utile dans la vie courante. Les Ezidis croient que quand un homme meurt, son âme sera amenée à Lalish (Souka Ma'arîfeté = le souk de la sagesse). Là, le cheikh, son éducateur et les récitants qui lui ont appris les textes sacrés, de même que son frère ou sa sœur de l'autre monde, seront présents pour le défendre. Si ses actions sont bonnes, ses défenseurs seront très heureux et le défendront avec plus de ferveur encore. Le bien qu'il a fait à son cheikh, à son éducateur ou à ses récitants sera un facteur dans la défense de son âme qui recevra la protection au moment du jugement. Il est possible que les anges qui assurent le processus du jugement pardonnent à son esprit les fautes commises auparavant.

Le Cheikh et le “Pîr” viendront chaque année à la maison du disciple. Ils poseront des questions sur sa situation, sur ses relations avec ses voisins et les villageois. Ils l'éduqueront, ils montreront au disciple le bon chemin pour sa foi.

S'il y a un conflit, les deux sages le règlent de manière pacifique et apportent l'harmonie dans le village. En retour, le disciple leur offre une certaine récompense sous forme de blé, d'orge, de chèvres ou de moutons et, de nos jours, d'argent.

«Mourabi» signifie l'éducateur, et «Hosta» l'enseignant. «cheikh» et «Pîr» désignent des hommes sages, l'un complétant l'autre. Leurs tâches sont similaires: tous deux travaillent à amener la justice sociale et à renforcer la foi telle que la prêche la religion ézidie. Le frère et la sœur de l'autre monde devront visiter le disciple au moins une fois par année dans sa maison, et celui-ci les récompensera.

Cheikh Ido — Sur la base des précédentes explications, nous pourrions avoir l'impression que les disciples portent un lourd fardeau. Ils endossent en effet de nombreuses responsabilités. Mais en fait, chaque Ezidi, quelle que soit la classe à laquelle il appartient ou son niveau religieux, qu'il soit Prince ou Disciple, doit les cinq obligations de manière égale. La coutume de la sœur ou du frère de l'autre monde remonte à l'histoire très ancienne. L'exemple de Ankido et de Gilgamesh démontre à quel point cette coutume est lointaine.

Dr. Ilyas Jasim — Aujourd'hui, notre religion est basée sur une division de la société en deux grands segments: les ecclésiastiques et les disciples (Murids). Chaque segment est caractérisé par différentes positions religieuses et fonctions spirituelles ou sociales. Ainsi, la classe des ecclésiastiques est divisée en deux: les cheikh et les pîrs. Les prêtres fonctionnent comme les dirigeants spirituels de la société ézidie et chacun a ses propres disciples. La majorité de la société Ezdie appartient aux Murids.

Le premier groupe comporte deux statuts très significatifs: celui de Prince et celui de Baba Cheikh. Le Prince est le chef principal de la société ézidie; selon la tradition, il est le représentant de Cheikh Adi sur Terre. Parce que Cheikh Adi est le symbole de Tawus Malek, l'ange paon, le Prince joue un rôle sacré. Ses prérogatives sont nombreuses: il administre le temple de Cheikh Adi et dispose du pouvoir de punir les Ezidis qui ne suivent pas l'enseignement des traditions; il est  de surcroît le représentant des Ezidis auprès du monde extérieur.

Baba Cheikh est qunt à lui le législateur de la société ézidie: il fixe les dates des fêtes qui ont une signification précise. C'est lui qui possède le tapis de Cheikh Adi, et ce tapis est très sacré. Il administre aussi d'autres groupes de Kouchek (un genre de prêtres) pendant les fêtes religieuses. Baba Cheikh n'a pas le droit de se mêler à d'autres gens. Il mène donc une existence solitaire, principalement à la maison, au temple, contrairement au Prince qui, lui, est libre de voyager.

Q — Quel est le symbole de l'unité Ezidie, et qui en est le garant?

Pir. Kh. — L'ange Paon est notre symbole, il représente Malek Tawus. Chaque année, nos récitants prenaient avec eux la statue du paon, faite en bronze, et traversaient la terre de Ezid Khane. Le groupe de sages la portait à travers tous les villages.

Q — Qu'est-ce qui préserve l'unité du peuple Ezidi? Serait-ce le Prince?

Ido Baba — Avant, le Prince représentait à la fois le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Il était le Prince de tous les Ezidis. Si une famille n'avait pas d'héritier, l'héritage allait au Prince. Maintenant, il en va autrement: certains Ezidis sont membres de partis politiques. Les Ezidis qui se trouvent sous la domination du gouvernement ont des relations avec Bagdad. A présent, l'autorité du Prince est moins puissante qu'auparavant.

Pir. Kh. — Tous nos symboles sont importants. Les Ezidis se reconnaissent en portant la chemise une chemise à col fermé appelée “Girivan”. Nous disons que nous sommes le peuple de Girivan. Notre prière est dirigée vers le soleil. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, Ezid Khane — la terre des Ezidis — était divisée en sept districts, et chacun avait un paon: nous avions donc sept paons. Un jour, Tahîr Pasha, le chef militaire de Farîk Pasha (le wali de Mossoul) envahit notre territoire et usurpa les sept statues de bronze. Le wali qui lui succéda, Nazîf Pasha, accepta la demande des Ezidis qui exigeaient la restitution des paons. Cinq d'entre eux furent rendus, mais deux se perdirent.

Nous avons aussi une assemblée religieuse dirigée par le Prince. Quant aux affaires religieuses, elles sont toutes entre les mains de Baba Cheikh. Le Prince lui-même le consulte sur les questions religieuses. Ensuite, nous avons Cheikh Wazîr, Baba Gavan et Baba Chawîsch. Cette assemblée supervise les danses religieuses. Ce sont la flûte et Girivan ainsi que le port de larges moustaches qui nous caractérisent. La prière se fait au lever et au coucher du soleil. Le Paon est notre drapeau, celui de Ezid Khane. Comme dans l'Allemagne féodale, chaque canton a son propre drapeau.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les sept Paons, un par district, ont été les suivants: Marga, Chingal, Haleb, Tawreez, Nisquf, et un aussi pour la Géorgie, Zozan, et Khalti pour l'Arménie.

La population de chaque district connaissait son propre paon et ses spécificités. Quand le Prince des Ezidis envoyait les récitants avec une statue de Paon, la population sortait pour recevoir les délégués et examinait le Paon afin de vérifier son authenticité et de savoir s'il s'agit bien de celui qu'a envoyé le Prince des Ezidis Khane. Ils s'inclinent devant le Paon, en signe de respect, comme aujourd'hui les peuples s'inclinent devant leur drapeau national.

Ido Baba — L'Assemblée mentionnée par Pir Khidre consiste en deux parties: celle qui sort avec le Paon, les récitants, comprenant également Naquib Kaniya Siî, Cheikh Wazir et Ser Derye Cheikh Àdi (le responsable du Temple). La seconde partie sort avec Baba Cheikh et Baba Gavan. Ils sont habillés en blanc, à la différence des autres.

Q — Qui résout les problèmes sociaux et les conflits parmi les Ezidis?

Ido. Baba — Cela dépend de la nature des problèmes. S'il s'agit d'une petite question, elle est résolue par les aïeux du village lui-même. Si c'est un grand problème, les adversaires en réfèrent aux récitants. Ce n'est qu'en dernier recours que l'on s'adresse à Baba Cheikh ou au Prince.

Q — Quelles sont les obligations des Ezidis envers le Prince?

Ido. Baba — Socialement, ce sont les mêmes que celles rendues aux aghas kurdes. Les Ezidis travaillent pour le Prince qu'ils approvisionnent en bois et auquel ils donnent un dixième de leur moisson. Par ailleurs, la plupart des biens offerts pour le temple de Cheikh Adi reviennent au prince.

Pir. Kh. — Comme il apparaît dans le Mishor, le document, le Prince doit résider à Lalish, où se trouvent le temple et l'assemblée religieuse. Il y a encore une quarantaine d'années, c'est là que vivaient la plupart de nos saints hommes. Ce sont Baba Cheikh et le Prince qui administrent Lalish. Chaque famille ézidie doit y amener annuellement du pain, du yogourt et de l'huile d'olive. Une tradition zoroastrienne veut également que chaque tombe d'homme saint ait son propre feu. A Lalish, on trouve aussi une oliveraie. La culture des olives est sacrée pour nous.

Cheikh Ido — Toute la classe religieuse réside à Lalish. C'est seulement quand a éclaté la révolte de 1961 qu'ils ont commencé à partir et à s'installer dans les environs de Lalish.


L'attitude envers les animaux et les plantes:
la Fête du Veau


L'entretien est momentanément interrompu car le Prince Khayri commence à organiser la cérémonie du veau. Nous sommes dans la cour du Temple de Cheikh Adi. Des milliers de pèlerins se sont répartis sur deux rangs dans la cour du temple. Un membre du clan des Qatanis emmène le veau dans les montagnes voisines, puis le ramène dans la cour de Lalish où le sacrifice peut commencer.

Cette fête du veau remonte aux traditions sumériennes. En octobre, les jours deviennent de plus en plus courts. La crainte existait chez les anciens de les voir diminuer à tel point que le soleil se trouve en danger. Une grande inquiétude régnait alors, et l'on tenta de sauver le soleil en sacrifiant un veau. Le taureau était chez les Babyloniens un symbole de pouvoir et de fertilité.

Dans la cour du temple, où nous assistons au début de la cérémonie, nous ressentons une inquiétude mêlée d'excitation lorsque le veau est conduit hors de la cour du temple. Le Prince recommande aux gardes d'agir avec douceur et d'assurer la discipline sans brutalité pendant la fête, à moins qu'elle ne soit vraiment nécessaire. Sitôt après le sacrifice, les danses commencent au rythme de la musique. Le Prince, Baba Cheikh et l'ensemble des dignitaires religieux, hommes et femmes de tous âges, y participent avec ferveur. Ce sont des danses spirituelles qui visent à libérer l'homme de ses péchés. Elles durent environ cinq minutes, après lesquelles la détente succède à l'angoisse.


Q — Que représente le serpent noir?

Pir. Kh. — Le serpent noir est sacré par deux fois. D'abord quand le prophète Noé eut construit son arche, et que le déluge commença, celle-ci s'écrasa contre un rocher de la montagne Dasin. Cela creusa un trou et comme l'arche portait les mâles et les femelles de chaque race, toute l'existence était en danger. Le serpent s'enroula et boucha le trou de son corps, empêchant l'eau de pénétrer dans l'arche. La vie fut alors sauvée. Ensuite, le serpent est le symbole de la connaissance et de la sagesse. Au Paradis, avec Adam et Eve, son rôle est connu.

Nous avons aussi une personnalité nommée Cheikh Mend, qui représente le serpent. La famille de Cheikh Mend peut capturer le serpent et guérir ceux qui en sont mordus. Dans l'ancien temps, nous n'avions pas de médecins et pour chaque maladie, nous recourions à un symbole du pouvoir surnaturel pour les traiter; ainsi, celui qui était mordu par un serpent venimeux était amené à un cheikh responsable de ce type d'urgence. Celui-ci utilisait une aiguille, opérait de petits trous à l'endroit de la morsure et essayait d'en extraire le poison avec sa bouche. Scientifiquement, cela était correct. Psychologiquement, un tel geste avait une bonne influence sur la personne empoisonnée, et le fait d'être reçu par le responsable d'une telle maladie lui était bénéfique.

Cheikh Ido — Généralement, le serpent noir ne doit pas être tué, non seulement parmi les Ezidis mais aussi chez les Kakaï et le peuple Barzani.

Q — Y a-t-il des oiseaux sacrés et d'autres de mauvaise augure pour les Ezidis?

Pir. Kh. — Il y a un petit oiseau avec une crête qui est sacré. Nous ne le tuons pas. Nous aimons aussi la huppe. Certaines de nos tribus ne mangent pas les coqs, d'autres ne mangent pas de courge, car un de nos saints s'est caché derrière une de ces plantes, ce qui le mit à l'abri des regards de l'ennemi. Ce sont des habitudes sociales. Le taureau est sacré; nous avons aussi une fête du taureau, qui existait déjà parmi les Zoroastriens et à l'époque sumérienne. Quand les paysans labouraient leurs champs et retournaient à la maison en fin de journée, leur femme préparait un feu et jetait des friandises, des dattes et des raisins secs sur les taureaux qui labouraient les champs. L'élevage des moutons est aussi éminemment sacré, puisqu'il rend de nombreux services à l'humanité.

Ido Baba — A l'époque de Gilgamesh, il était question d'un “taureau céleste”, ce qui signifie qu'il est béni. Les Israélites sacrifient des taureaux, les Sumériens et les Babyloniens célèbrent la fête du Bœuf.

Q — En hiver 1981, lors d'une invitation à Londres, dans un restaurant grec, le Prince Tahsin se trouvait avec nous ainsi que son frère Faroq. Lorsqu'on nous servit des laitues, Faroq prit ses services, mais avant qu'il eût pu y toucher, le Prince Tahsin dit d'une voix autoritaire: «Faroq, ne mange pas cette laitue!» Faroq obéit. Pourquoi?

Pir. Kh. — Aucun texte religieux n'interdit la salade. Il s'agit plutôt d'une coutume sociale. Un de nos saints, Cheikh Hassan, était emprisonné à Mossoul. Les Mossoulites l'humilièrent en lui lançant des feuilles de laitue. C'est pourquoi nous n'en mangeons pas. Mais cette coutume n'a rien à voir avec la religion. D'ailleurs la salade n'est pas seule en cause, mais également la couleur bleue. Nous ne l'utilisons pas car elle est liée à des événements historiques. Mais pour revenir à la salade, notre Prince Ezidi Cheikh Hassan gagnait rapidement de l'influence. Le wali de Mossoul, Badroddin Loa loa, le détestait. Un jour, le Prince des Ezidis visita la cité de Mossoul. Le wali saisit l'occasion pour l'emprisonner injustement. Il tua ensuite le Prince et fit traîner autour de la cité, l'exhibant au public. Les Mossoulites lui jetèrent des feuilles de laitue. C'était en l'an 644 de l'Hégire.

Maintenant, en ce qui concerne la couleur bleue et pour autant que nous le sachions, les Mages étaient anti-Zoroastriens. Le drapeau des Mages était bleu. Alors quand les Zoroastriens virent s'avancer les armées des Mages, sachant qu'ils ne pourraient résister à des forces aussi importantes, ils se cachèrent et commencèrent à ressentir le complexe du bleu; depuis lors, la couleur a été associée à la persécution et à la répression.

Aujourd'hui par exemple, si vous ne pouvez pas résister à l'ennemi, vous hissez le drapeau blanc, ce qui signifie que vous vous rendez. La même chose existe dans notre mythologie. Si une mère souffre de voir ses enfants mourir les uns après les autres, quand elle a un nouvel enfant, la peur de le perdre est considérable. Finalement, elle lui met un bracelet bleu à la main, lequel signifie que l'enfant est remis entre les mains du pouvoir destructeur; c'est un signe de soumission à ce pouvoir qui ne lui fera alors aucun mal. De telles traditions existent dans notre société. Les mères déposent souvent des bracelets bleus sur le berceau de leur enfant en guise de protection.


Distribution géographique de la population


Q — A combien estimez-vous le nombre des Ezidis, et quelle est leur distribution géographique?

Pir. Kh. — Au Kurdistan méridional, les régions suivantes comportent des populations ézidies: Lalish, Bashok et Behzan, près de Mossoul, Shingal, la région d'Alquosh, Kend, Berbini, Qadiya et Sylivana. Environ 60'000 Ezidis vivent au nord-ouest de l'Iran, dans les régions de Tilgever et de Mergever. En Turquie, on trouve des Ezidis dans la région de Mardin et celle de Entab, mais durant ces vingt dernières années, la majorité a émigré en Allemagne à cause de la répression. Leurs villages ont été occupés par les aghas avoisinants; ces derniers ont usurpé leurs champs et confisqué leurs biens. Nous avons aussi des Ezidis en Arménie et en Géorgie, et beaucoup en Syrie. Il est difficile de chiffrer précisément le nombre de ceux qui ont émigré vers l'Europe.

En ce qui concerne le Kurdistan méridional, nous estimons notre peuple à plus d'un demi-million d'individus. Le recensement de 1977 comptait plus de 240'000 Ezidis, et celui de 1987 420'000. Maintenant, six ans se sont écoulés et nous sommes certainement plus d'un demi-million, sans compter ceux qui, pour des raisons politiques, n'ont pas enregistré leur nom.

Notre population en Géorgie, par exemple, forme une communauté de 40'000 à 50'000 personnes. En Arménie, nous dépassons la population de Géorgie.

Quant à l'Allemagne, elle accueille environ 60'000 personnes. Tous ensemble, nous sommes environ un million.

Q — Y a-t-il des villes ézidies?

Pir. Kh. — Nous avons de petits bourgs, tels Esifné, Jangal, Bachok, Bahzan. Nous avons également de grands villages, comme Qatar. Il y a des années, il était composé de 1'200 familles, chacune comprenant environ vingt-cinq membres. Ceux-ci restaient ensemble, comme le voulait la tradition.

Q — Vous avez mentionné la géographie, dans le 7e de l'Hégire.

Pir. Kh. — A cette époque, les Ezidis étaient puissants, comme en atteste ce document. Ils percevaient des impôts et les amenaient à Lalish, où l'on trouvait les noms des tribus et des régions où les taxes étaient collectées. De Rewan à Tikrit, d'Alep à Asfehan, un dixième des céréales était amené à Lalish. On comptait de nombreux Ezidis à Tikrit.

Q — Est-ce que tout cela était organisé par un gouvernement?

Pir. Kh. — Le Cheref-Nameh (1596), le premier livre de l'histoire kurde, écrit par le Prince kurde de Bitlis Cheref Khan, nous renseigne: une principauté existait, appelée Dasin, ce qui veut dire les Ezidis. Il y avait le Dasini-haut et le Dasini-bas. L'actuelle cité de Dohouk était alors la capitale du bas-Dasini. Plus tard, le Prince d'Amadiya “Hassan” annexa Dohouk à Amadiya; mais la principauté de Cheikhan, avec sa capitale Ba'adre, fut sauvée. Il y a 350 ans, nous avions une principauté à Achote, que les Assyriens nous ont prise. Nous avions Sylivani, Pesh Khabour et Domili. Les Ezidis étaient à Alep, à Afreen, en Iran, en Turquie et à Tikrit.

En l'an 226 de l'Hégire, le Calife abasside Mo'atasim envoya par deux fois ses armées pour détruire la religion de Dasini, et contre le Prince Ja'afer Dasini, autour de la région de Mossoul; ses troupes furent vaincues. Le Calife plaça alors son armée sous le commandement d'un Turkmène qui connaissait les tactiques de la guerre dans les montagnes. Cette fois, les forces ézidies furent battues, mais le Prince préféra mourir impoisonné plutôt que de se rendre à l'ennemi. Quelque 10'000 familles furent emmenées en captivité à Tikrit.


Sous le régime Baas


Q — Que pensez-vous de ce que Kanan Makiya a dit dans son livre Cruauté et silence ? Les Ezidis ont-ils effectivement été utilisés par le gouvernement irakien, avec les Palestiniens, pour mater la révolte des Chiites dans le Sud? Y a-t-il une inimitié historique entre les Ezidis et les Chiites?

Prince Khayri — Il est vrai que nous avons entendu cela, mais il s'agit de propos contraires à la réalité. L'armée irakienne a porté des turbans rouges afin de donner l'impression que c'étaient les Ezidis qui écrasaient le soulèvement du sud. Malheureusement, ce plan du gouvernement a partiellement réussi à tromper certaines personnes. Les Ezidis n'ont aucune inimitié avec quiconque. Nous sommes amis de toute la société irakienne, du nord jusqu'au sud. Le gouvernement de Bagdad voulait semer les graines de la division, mais le peuple du sud ne doute pas de notre amitié.

Q — Dans l'ouvrage auquel je fais référence, Kana Makiyya dit que lorsque les Chiites se sont soulevés au sud, à Kerbala, Najaf et Bassora, le gouvernement de Bagdad a utilisé les Ezidis et les Palestiniens pour écraser leurs révoltes. Est-ce vrai?

Pir. Kh. — Lors d'une réunion avec le CNI, le Congrès National Irakien, des représentants chiites étaient présents. Quand ils ont su que nous étions là, ils nous ont demandé si nous faisions partie de l'Unité Ezidie utilisée par Saddam Hussein pour écraser la révolte dans le sud. Nous leur avons répondu que nous déplorions le succès rencontré par ce plan de Saddam: la répression exercée contre les Chiites était double, s'exerçant contre eux aussi bien que contre nous. Le régime a confisqué nos villages, nos champs, notre terre; il a en outre défié notre identité nationale et nous a forcés à nous enregistrer en tant qu'Arabes.

Il a en outre tenté de déformer notre religion et de les dresser contre nous, en habillant la population arabe regroupée de Tikrit et Samara avec des habits Ezidis et des turbans rouges, pour qu'ils nous ressemblent. Voilà quelle est la réalité du plan Ba'ath. Nous n'avons aucune inimitié contre quelque frange que ce soit de la population irakienne. Historiquement, Yezid, le fils de Moawiya, tua le fils d'Ali, le quatrième calife de l'Islam. Nous autres, Ezidis, n'avons rien à faire avec lui. Il est faux de nous appeler les disciples de Yezid; nous sommes appelés Ezidis, ce qui signifie le peuple de Dieu. Cela n'a rien à voir avec Yezid, le fils de Moawiya.

Q — Que faisiez-vous pendant le soulèvement de 1991?

Lieutenant Hussein (ayant servi dans l'armée irakienne) — J'ai été un témoin oculaire dans l'armée irakienne, à Bagdad. Cela se passait en 1991, alors que le gouvernement bombardait Najaf et Kerbala, (villes saintes chiites en Irak) avec des missiles sol-sol. A cette époque, il y avait moins de 200 soldats ézidis dans toute l'armée irakienne; ils étaient répartis partout à travers le pays. En fait, il s'agissait d'un plan visant à diviser les Chiites et les Ezidis.

Q — Et qu'en est-il de la destruction de vos villages?

Pir. Kh. — Si notre histoire est faite de grands fardeaux et de nombreuses persécutions, cela est particulièrement vrai sous le régime Ba'ath. La situation est devenue insupportable.

Nos villages étaient des bases pour les Pesmergahs, en particulier ceux des régions de Qadi, Berbeni, Mihat et Mamresha. Nos jeunes se sont révoltés plusieurs fois; le régime ba'ath a alors détruit nos villages dans la région de Sylivana, et brûlé nos champs. Mais la période la plus tragique est celle qui a suivi l'effondrement de la révolte kurde en 1975. La première mesure hostile qu'a prise le régime ba'ath au Kurdistan était particulièrement dirigée contre les Ezidis. Les populations des villages avoisinant Mehata et Mamresha ont été regroupées et chassées manu militari de leurs terres. Les habitants ont été forcés de vivre dans la terre aride du désert. Inversement, des Arabes ont été invités à s'installer sur notre terre natale. Ce ne sont pas moins de onze villages qui ont ainsi été arabisés. Nous avons aussi été les victimes du plan Al-Anfal, la solution finale du régime ba'ath. Il faut dire ici que les tribus arabes de Chammar ont refusé d'occuper notre territoire. Ensuite, plus d'une centaine de villages des montagnes du haut et du bas Chingal ont été évacués et détruits. Neuf camps ont été construits par le gouvernement afin de regrouper la population ézidie évacuée de ses villages.

Ces camps ont reçu des noms arabes. En 1987, le plan Anfal a commencé sur le territoire ézidi, et bon nombre de nos hommes ont disparu à jamais. Le gouvernement baas nous a non seulement pris notre identité nationale et déformé notre religion, mais il a également confisqué nos terres et les a arabisées. Les hommes évacués sont devenus des portefaix et des nettoyeurs de rues à Mossoul et dans d'autres villes.

Certaines lois ont été établies afin de libérer les Kurdes musulmans du service militaire. Mais les Kurdes ézidis n'en ont jamais bénéficié. Une autre loi a dédommagé les Kurdes musulmans après l'évacuation et les déportations de leurs villages. Nous autres, Kurdes ézidis, nous n'avons pas non plus été couverts à cette occasion. Ainsi d'un côté, quand le régime baas a pu édicter une loi favorable aux Kurdes musulmans, nous en avons été privés sous prétexte que, pour le régime de Bagdad, les Ezidis étaient Arabes! D'un autre côté, quand ce même régime a édicté des lois défavorables aux Kurdes, nous seuls avons été concernés, par exemple avec le plan de déportation et la confiscation de nos terres: nous étions ainsi les seuls à devoir supporter tout le mal qui écrasait les épaules des Kurdes; mais lorsque les Kurdes étaient traités avantageusement, nous n'étions plus considérés comme tels. En fait, nous avons reçu le pire des traitements de la part du gouvernement de Bagdad .

Lieutenant Hussein — A dire vrai, il n'y a eu aucune loi bénéfique pour les Kurdes. Celles qui ont été édictées ont toujours eu des motifs politiques. au Kurdistan, à la chute du régime baas, le nombre des villages ézidis détruits s'est élevé à deux cents, dans la région de Telkef et d'Alqosh. Un décret gouvernemental annoncé par le RCC, le Conseil de Commande Révolutionnaire irakien, daté du 16 mars 1978, concernait le district de Cheikhan, peuplé par une majorité de Ezidis. Cette loi décrète la saisie du moindre centimètre de notre terre.

Q — Y a-t-il des Ezidis non Kurdes?

Hasso N. — Non, pour autant que je sache, tous les Ezidis sont Kurdes

Q — J'ai demandé à certains de vos aïeux des détails concernant le Kafiya, le foulard arabe. Ils m'ont répondu qu'il y a tout juste quarante ans, on ne voyait ici aucun kafiya. Comment expliquez-vous de tels changements parmi votre population?

Pir. Kh. — Cela est dû aux changements politiques. Auparavant, quand un Ezidi se rendait à Mossoul, les enfants Mossoulites l'insultaient et l'humiliaient. Il était reconnu à ses habits et appelé un adorateur du Diable. C'est par peur et pour échapper aux persécutions qu'aujourd'hui, quand un Ezidi se rend à Mossoul, il cache son identité.

Hasso N. — Je pense qu'il n'y a pas de Ezidis dont la langue maternelle ne soit pas le kurde. Les Ezidis ont appris d'autre langues, comme n'importe quel peuple. Mais toutes nos prières, tous nos textes sacrés sont en kurde. Si bon nombre de tragédies se sont abattues sur le Kurdistan, toutes nos traditions sociales, toute notre nourriture, tous nos habits, tout notre mode de vie n'en sont pas moins kurdes. Il ne fait aucun doute que la terre des Ezidis est localisée au Kurdistan, dont elle constitue une partie intégrante. Le phénomène que vous mentionnez à propos du kafiya arabe est le résultat de l'importante pression politique qu'exerce le gouvernement irakien afin de détruire notre identité.


En péril


Q — Pensez-vous qu'une religion basée sur la récitation orale peut échapper à la disparition?

Pir. Kh. — Il est sûr qu'un tel danger existe. En tant qu'étudiants ézidis, pendant que nous étions à Bagad entre 1971 et 1979, nous sentions que notre culture était en danger. La mort d'un homme âgé signifiait qu'une importante partie de notre culture sacrée serait enterrée avec lui. Nous pressentions que le temps viendrait où nous serions ignorants de notre propre culture religieuse et de nos traditions. Un écrivain nommé Abdol Razak Hassan a justement dit dans un livre intitulé Les Yezidis que dans 30 ans, tout ce qui restera du Ezidisme en sera le nom.

Le Kurde et professeur russe Qanate Kurdo nous a encouragés à regrouper notre partrimoine culturel. Nous avons rencontré de nombreux obstacles sur cette voie. Nous étions hautement conscients du danger auquel notre culture était exposée. Nous nous devions de faire quelque chose: former des clubs sociaux ou des centres culturels comme ceux dont nous disposons aujourd'hui.

Les obstacles ont été créés par le gouvernement fasciste de Bagdad et par les éléments réactionnaires que comptent les Ezidis, qui s'opposaient à la transcription de nos prières et de nos textes sacrés. Nous leur avons laissé ce droit, car durant ces deux cents dernières années, l'histoire ézidie a été pleine de massacres. Mais certains de nos aïeux nous ont encouragés à poursuivre notre tâche en cachette. En 1971, feu Baba Cheikh, fils de Cheikh Hâjo, fut le premier, après de nombreuses discussions, à nous laisser enregistrer nos textes. Il nous a raconté que notre peuple était encore naïf, et que les gens disaient: «Regarde! Baba Cheikh fait une chose que n'ont pas encore faite nos ancêtres.» Mais il a fini par accepter avec courage, en disant que le plus important était de sauver notre culture, quelles que puissent être les conséquences de cette innovation.

Depuis cette époque, Baba Cheikh a ordonné aux récitants de nous lire les textes sacrés. Au début, ils hésitaient, mais ils ont également fini par accepter. Ils nous disaient tout ce qu'ils avaient sur le cœur, et nous avons commencé à enregistrer leurs prières. Nous avons déjà diffusé nos textes sacrés par le biais de livres. Mais au vu de la situation politique à Bagdad, nous ne pouvions pas donner corps à l'idée de former un centre culturel. Ce n'est qu'après la Guerre du Golfe que nous avons pu établir un tel centre au Kurdistan libre, après avoir obtenu un parlement et un gouvernement.

Q — Quels changements ont eu lieu ces vingt dernières années?

Pir Kh. — Je pense que nos idées sont plus ouvertes qu'alors. Si j'avais pris une photo d'un récitant en faisant le tour d'un village, pour faire une carte postale par exemple, ma caméra aurait été confisquée et le film mis en pièces. Nous n'avions aucune possibilité d'écrire nos textes, tous refusaient de chanter pour nous. Nos chants sociaux eux non plus n'ont pas été enregistrés avant une vingtaine d'années. Auparavant, rien ne pouvait être écrit. Mais aujourd'hui, vous avez vous-même pu participer au pèlerinage, et observé de vos propres yeux le nombre de caméras vidéo. Cela signifie que les Ezidis ont commencé à accepter l'évolution. Avant, nos enfants refusaient d'aller à l'école parce que leurs parents s'y opposaient. Du fait que les matières islamiques ou chrétiennes y étaient enseignées, on peut comprendre que notre peuple ait refusé d'être enseigné dans une autre religion que la sienne. A plusieurs reprises, des écoles se sont ouvertes dans nos villages. Mais elles ont été fermées à cause du refus général de participer aux cours. Aujourd'hui, nous avons des centaines d'ingénieurs, d'enseignants, de militaires, de docteurs, hommes ou femmes, quand bien même le nombre de ces dernières est moins élevé que celui des hommes. Désormais, nous avons un groupe instruit qui joue un rôle important dans la vie politique et dans le mouvement national kurde.

Cheikh Ido — Comme pour l'Islam et d'autres religions, certaines pratiques ne changent jamais, par exemple chez les Ezidis, la manière de prier, de jeûner, de faire un pèlerinage. D'un autre côté, des changements ont lieu avec les développements sociaux, notamment ces vingt dernières années. Maintenant, nous enregistrons nos textes sacrés; nous n'allons pas seulement à Mossoul, mais nous sommes également présents en Europe . Nos contacts avec le monde extérieur ont augmenté, mais nos prières sont restées exactement les mêmes que jadis.

Q — Ne pensez-vous pas que votre religion, en vous liant au passé, est une barrière contre le progrès?

Ido. Baba — Nous essayons de développer les domaines qui peuvent être développés, afin de les harmoniser avec la vie moderne. Si nous vivions dans le passé, je ne pourrais pas manger avec vous par exemple, ni partir en Europe. Vous n'auriez pas pu venir à Dohouk non plus. Nous sommes désormais libérés de tels handicaps.

Q — Est-ce que l'introduction de la modernité dans votre société représente une menace pour votre religion?

Ido. Baba — Comme vous l'avez dit, la modernité est une menace pour notre religion orale. Nous essayons de sauver la base de notre religion, et l'établissement de ce centre entend y contribuer.


Pèlerins venus d'Allemagne


De retour à Dohuk, nous sommes maintenant dans le Centre Social et Culturel de Lalesh, récemment établi. Son but principal est de sauver la culture ézidie menacée de disparition. Nous avons rencontré ici deux pèlerins, M. Haj Jamil Silo, et M. Ali Jindo, originaires de la tribu Khalti. Tous deux sont des Ezidis originaires de Turquie, mais vivent en Allemagne depuis sept ans. C'est avec une grande vivacité qu'ils m'ont répondu lorsque je leur ai demandé la raison de leur présence dans un tel lieu.

— Nous sommes venus à la recherche de notre foi, afin d'être bénis par notre religion. Nous aimerions retourner à nos croyances. Nos enfants eux aussi devraient retourner à leur religion originelle. Cela est la meilleure manière pour nous de nous sentir totalement heureux. Nous avons reçu la bénédiction de Dieu. Notre religion est très ancienne. Nous devons la raviver parmi la diaspora ézidie d'Allemagne, pour l'amour de l'ange Paon et pour celui de Cheikh Adi. Nous avons trouvé des livres dans ce centre de Lalesh. Ils seront d'une grande utilité afin que nos enfants retournent à leurs racines. Car même si nous vivons cent ans, notre fin est toujours la mort et nous devons rechercher l'Eternel. Notre religion n'est pas comme les autres. Elle recommande la bonne pensée, la bonne parole et les bonnes actions. Nous ne descendons pas d'Adam et d'Eve comme les autres. Quiconque suit les instructions de notre religion ne brûlera pas par le feu de l'enfer. Rien n'est parfait dans ce monde, sauf Dieu.


La conception de la mort


Q — Comment évaluez-vous les liens entre le monde de l'esprit et le nôtre?

Pir. Kh. — Nous ne pensons pas que l'esprit d'un homme meurt. Nous disons qu'il ne s'éteint jamais. Quand une bonne âme quitte le corps, elle va immédiatement à un autre homme, encore meilleur. Ainsi l'esprit, à travers la répétition de la mort des corps, va du bien jusqu'au meilleur; dans un processus graduel d'incarnation, l'âme s'améliore. Si les actions ont été mauvaises, alors l'esprit ira dans le corps d'un mauvais animal; afin de souffrir, d'apprendre et de se repentir, puis de faire le bien; il sera ensuite graduellement réformé. Quand le corps meurt à nouveau, l'âme “réformée” pourra aller à un homme bon. Ainsi l'esprit ne meurt jamais.


Service militaire


Q — Récemment, j'ai lu un mémorandum, signé par des notables ézidis, adressé à Istanbul au début du siècle. Les notables en question y établissaient la liste des interdictions. A la fin, il était dit qu'un Ezidi ne pouvait pas faire son service militaire, car il agirait alors à l'encontre de sa religion. Ne pensez-vous pas qu'une telle attitude renforce votre isolement, et vous coupe du monde extérieur?

Ido. Bab — Je ne pense pas que les interdictions cataloguées dans ce mémorandum étaient vraiment sincères. Les notables voulaient simplement éviter le service militaire. Des relations mutuelles ont toujours existé entre les Ezidis et leurs voisins. Par exemple, la principauté de Cheikhan a toujours existé jusqu'au XVIIIe siècle. Des voyageurs ont mentionné que les Ezidis étaient responsables du transport sur la rivière en “kelek”, petite barque destinée à l'usage de tous les passagers. Mais en général, ni les Kurdes musulmans ni les Kurdes Ezidis n'aiment le service militaire.


Appel


Q — Avez-vous un appel à lancer aux Ezidis de la diaspora?

Pir Kh. — Oui, nous avons un message à l'attention des Ezidis qui se trouvent à l'extérieur du Kurdistan, à ceux qui ont émigré pour étudier, afin de travailler ou pour des raisons politiques. Comme nous l'avons dit précédemment, une grande partie de notre culture n'est pas écrite, ce qui signifie qu'elle est en danger. Pendant bientôt vingt ans, nous avons essayé de regrouper notre culture et de la publier. Nous voulons offrir du matériel aux chercheurs et aux historiens, qui devrait contribuer à une meilleure compréhension de la civilisation humaine. Nous demandons tout d'abord aux Ezidis d'étudier dans les collèges européens, dans les lycées et dans les universités, afin d'assimiler les sciences et la connaissance. Deuxièmement, nous leur demandons de se souvenir de leur pays, le Kurdistan.

Ils devraient apprendre à leurs enfants à aimer leur pays. Nous leur demandons également de se considérer comme des hôtes en Europe et d'espérer l'émancipation du Kurdistan.

Ensuite, ils pourront revenir et servir leur pays. Ils ne devraient pas oublier leur peuple, et quand nous disons notre peuple, nous voulons dire les Ezidis et le Kurdistan, car tous deux sont stratégiquement liés.

Un centre a été établi ici pour la culture humaine, pour tous les Kurdes, afin de protéger notre culture, de servir la langue et la littérature kurdes. Nous espérons qu'à l'intérieur et à l'extérieur du Kurdistan, nos concitoyens ézidis en Europe coopéreront avec nous pour sauver notre histoire et notre culture. Nous avons ouvert une branche à Berlin et nous espérons en ouvrir une autre en Géorgie, à Tiflis et en Arménie. Il pourrait s'en trouver une aussi à Erivan et peut-être ailleurs en Europe. Nous demandons aussi à nos amis d'être à l'avant-garde dans la lutte pour les droits kurdes. Qu'ils soient actifs et luttent contre la paresse!


Quel avenir pour les Ezidis?


A la fin de chaque prière, les Ezidis récitent:


Si Dieu veut, nous sommes des Ezidis

Comptant sur le nom de Ezdan

Comblés de notre foi et de notre voie

Dieu merci


Nous sommes des Ezidis

Habillés de blanc

Peuple du paradis

Un petit morceau de pain

Nous suffit.


La survie des Ezidis dans la région est un fait surprenant. Comment ont-ils pu survivre durant tant de siècles dans un milieu aussi hostile, parmi des voisins plus forts, plus nombreux et plus agressifs qu'eux? Comment ont-ils pu résister à de telles pressions?

Les Etats-nation tels la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie, créés après la première guerre mondiale, se sont employés avec acharnement à détruire ou à uniformiser toute diversité culturelle. Ils ont déjà détruit une grande partie de cette riche mosaïque ethno-culturelle qu'est le Moyen Orient. Pantouranisme et panarabisme furent la source d'un indéniable appauvrissement dans ce domaine, les communautés non arabes et non turques ayant dû fuir en masse cette région. Tandis que déjà les Arméniens avaient été massacrés et les Grecs pourchassés, les Kurdes et les Assyro-Chaldéens furent «turquisés» ou «arabisés».

Ainsi, la pensée fanatique du nationalisme des dominants constitue le plus lourd handicap, le plus grand danger pour les peuples privés d'Etat dans les conditions actuelles du Moyen Orient. Elle a réduit l'horizon mental, passant de la tolérance à l'assimilation, à l'expulsion et à des opérations de destruction physique des peuples non arabes ou non turcs. Les réseaux routiers modernes, les écoles, les postes de police, le développement des moyens de communication, la télévision, toujours sous le contrôle des Etats dominants, ont été utilisés pour la destruction de l'infrastructure culturelle, de l'identité kurdes ainsi que pour l'émiettement des liens intérieurs. Le peuple kurde, rendu étranger à lui-même, n'est plus à l'abri dans ses montagnes comme cela était le cas dans le passé.


        Dans de telles conditions, on peut se demander si la survie d'un peuple est possible s'il ne possède pas son propre Etat. Est-ce que les racines de la démocratie sont assez solides pour assurer la survie des minorités dans le Moyen Orient d'aujourd'hui?
La réponse est NON !!! Est-ce que les institutions internationales sont des garants suffisants pour préserver (ou sauvegarder) les identités des peuples minoritaires ? Les Kurdes en Turquie ? En
Iran ? Syrie ? La réponse est Non.

Au Moyen Orient, les anciens peuples, Arméniens, Assyro-Chaldéens, Kurdes ont subi des persécutions. En Europe ce sont les Juifs, les Tziganes principalement qui ont connu le même sort. Point commun entre eux, tous sont victimes de l'un des trois pan, pantouranisme, pangermanisme, panarabisme. L'une des premières réactions de ces peuples a été de briser la loi du silence international en informant l'opinion publique à l'aide de films, de livres ainsi que de la présentation d'émissions télévisées, une tâche dificile face à des gouvernements agissant avant tout selon leurs intérêts économiques. Les Kurdes d'Irak constituent un exemple flagrant: alors qu'ils ont subi à diverses reprises des massacres à l'arme chimique, la communauté internationale a longtemps gardé le silence. Mais dès que l'armée de Saddam Hussein envahit le Koweit pétrolier, en août 1990, les puissants du monde réagissent avec diligence en envoyant au Moyen Orient leur importante armada pour forcer l'armée irakienne de se retirer.


Deux peuples sont parvenus à mieux faire connaître les crimes contre l'humanité dont ils furent victimes: les Arméniens et les Juifs. Le cas des Arméniens de la diaspora formée après le génocide de 1915-1917 constitue un exemple pour les peuples qui ont subi le même sort et ont dû s'exiler en Europe. Ils ont construit leurs écoles, des églises arméniennes ainsi que des associations culturelles. Ils organisent leurs fêtes et possèdent leur presse en langue arménienne. Cette communauté maintient ainsi ses traditions et préserve son identité. En d'autres termes, on reste Arméniens tout en s'enrichissant de la culture occidentale. On verra que le cas des Ezidis de la diaspora est fort différent. La comparaison avec les Juifs révèle également une différence notoire. Si d'aucuns considèrent comme une sorte de miracle le fait que les Juifs aient pu conserver leur judaïsme après deux mille ans de diaspora et qu'ils aient résisté à toute forme d'assimilation, leurs livres sacrés y ont certainement contribué. Les Ezidis quant à eux étaient — et sont encore — privés de tout écrit sacré. Leurs hymnes religieux, leur littérature narrative ont été conservés à travers un long processus de transition orale qui a duré des diècles, au travers des générations. Deux clans furent choisis parmi les Ezidis pour mémoriser ces enseignements religieux: ceux des villages de Bahzan et de Bashika. Leurs enfants commencent dès le plus jeune âge à mémoriser les textes sacrés durant les longues soirées. Ils représentent aujourd'hui le réservoir de la connaissance religieuse des Ezidis. Ils suppléent aux livres sacrés et c'est grâce à eux que cette religion n'a pas disparu. On a là un exemple peut-être unique au monde, celui de voir confier à la mémoire humaine une tâche si délicate et si lourde! Et malgré cette absence d'écrits, alors que l'expansion islamique a atteint la Chine, l'Inde une partie de l'Europe et de l'Afrique, les Ezidis — seule communauté kurde dans ce cas, ont résisté à la conversion à l'Islam. Le prix payé pour la défense de leur foi a été très lourd, proche parfois de l'anéantissement.


A l'inverse des Juifs qui possèdent des réseaux d'information modernes et efficaces, qui produisent des films et publient des articles dans divers journaux du monde sur leur sort tragique, afin de conserver les images de l'holocauste dans la mémoire collective du monde, pour que la conscience universelle reste sensible à leur tragédie, les Ezidis gardent le handicap de ne pouvoir exposer leur malheur au monde. Au travers des siècles, ils ont souffert en silence, ils ont pleuré leurs milliers de victimes dans la solitude, sans amis. Il a fallu la barbarie du régime de Saddam Hussein contre eux et la présence d'un nombre important de Ezidis en Europe pour obtenir un certain écho dans les rapports des organisations des droits de l'homme. Celles-ci considèrent aujourd'hui la persécution des Ezidis comme à la fois religieuse et nationale.

Une autre raison, inhérente aux coutumes ézidies elles-mêmes, menace l'existence de cette communauté: au contraire du christianisme et de l'islam qui assurent leur expansion numérique en recrutant de nouveaux fidèles à travers le processus de la conversion, le ézidisme est en retrait, la conversion n'étant pas acceptés par cette communauté. Seuls peuvent être Ezidis ceux qui naissent de parents ézidis. Si l'un d'entre eux se convertit au christianisme ou à l'islam, il ne peut plus revenir à son ancienne religion.

Différents autres facteurs font glisser peu à peu les Ezidis vers la disparition, que ce soit dans leur pays ou à l'étranger. Le fait que cette communauté appartienne au peuple kurde assujetti aggrave sa situation. Les hostilités des Etats et la politique d'assimilation de l'Irak comme du régime kémaliste les privent de tout moyen offert par les médias modernes, télévision, radio ou journaux. Avec l'intrusion de la modernité, le péril de la disparition pèse maintenant sur eux.

Qu'en est-il des Ezidis en exil? Ceux qui ont quitté la Turquie pour l'Allemagne étaient à la recherche d'une nouvelle patrie et ne font pas partie des émigrés motivés par des raisons économiques. Leur migration est synonyme d'évacuation de leur patrrie, le Kurdistan, à cause de l'insupportable répression. En Allemagne, pays hautement industrialisé, à la société ultra-moderne, la diaspora ézidie, en l'absence d'une liturgie écrite et de moyens de transmettre ses valeurs, voit ses traditions se désintéger rapidement, particulièrement chez les jeunes. Ceux-ci sont confrontés, comme tous les émigrés provenant de cultures différentes, à la société de consommation avec toutes ses tentations et son échelle de valeurs différente. Si le même sort attend la diaspora des Assyro-Chaldéens qui ont quitté l'Irak et la Turquie, peut-être ceux-là sont-ils moins vulnérables que les Ezidis, dans la mesure où leur liturgie, leur histoire et leur héritage culturel participent de l'écrit. Une sensibilisation de la diaspora assyrienne est d'ailleurs en cours afin d'éviter l'assimilation.

En conclusion, il apparaît que le sort des Ezidis dépend de facteurs à la fois externes et internes. Pour que soit évitée leur disparition, les efforts doivent venir à la fois des Ezidis eux-mêmes autant que de la communauté internationale.

Concernant les facteurs, la lourde responsabilité de l'Occident doit être soulignée. Le malheur des Ezidis fait partie du drame ds Kurdes en général. Dominés par différents Etats dictatoriaux sans aucun respect pour la démocratie, ils n'ont guère vu la communauté internationale se pencher sur leur sort. Au contraire, les armements utilisés contre eux hier et aujourd'hui ont été importés des ex-pays socialistes ou de l'Occident. Les institutions humanitaires et les Nations Unies sont restées passives ou pratiquement inefficaces jusqu'après la guerre du Golfe. Mais les pays occidentaux sont également responsable face aux exilés ézidis. Alors que l'on s'emploie de plus en plus à reconnaître les différences, à valoriser les pratiques culturelles des autres peuples, il serait possible et urgent de fournir aux Ezidis émigrés la possibilité de transmettre et de valoriser leur propre culture. Dans le domaine de l'interculturel, l'enseignement devrait réserver une place à ce sujet, ce qui suppose également une formation adéquate des enseignants, là où des élèves ézidis fréquentent les écoles.

Quant aux facteurs internes, ils concernent le fonctionnement de la société ézidie elle-même. Les efforts récemments consentis qui consistent à conserver par des écrits les enseignements religieux et les messages oraux sont à poursuivre et à développer. Le fait même d'avoir pu recueillir les témoignages qui figurent dans le présent ouvrage prouvent une ouverture certaine. En s'inspirant notamment des exemples arménien et juif cités ci-dessus, les Ezidis doivent effectuer des recherches sur leur propre histoire, les publier, de même que ce qui concerne leur patrimoine culturel. Une collaboration étroite avec des institutions telles que l'UNESCO pourrait permettre de récolter et de conserver un héritage précieux pour l'humanité. Les Ezidis doivent être conscients que cet effort vise impérativement à préserver la culture de leurs enfants en exil.


Dangers de l'endogamie


Toutefois, le fait d'accepter de révéler leurs croyances, de transmettre par écrit et d'enregistrer leur bagage historique et culturel ne suffit pas. Deux changements importants s'imposent. Tout d'abord, les Ezidis doivent assouplir leurs règles concernant le mariage et accepter les liens extérieurs aux castes. La diminution des populations ézidies, suite aux massacres et à la répression, et la fragmentation de cette population en plusieurs communautés endogamiques d'effectifs souvent limités constitue, d'un point de vue génétique, une menace sérieuse pour leur existence. En effet, cette diminution de population, constituant un effet de «goulot d'étranglement», favorise une dérive génétique, un appauvrissement de la diversité génétique et par là même une baisse dela capacité adaptative face aux infections par exemple. D'autre part, ce processus peut aussi déterminer une sélection des traits pathologiques. Un assouplissement des barrières interdisant les mariages entre castes différentes pourrait prévenir une possible disparition «biologique» des castes d'effectifs restreints mais dont le rôle symbolique et sociologique est essentiel à la cohérence de la société ézidie. Cet assouplissement préviendrait la disparition d'une communauté fermée sur elle-même depuis des siècles. La structure actuelle condamne donc à plus ou moins long terme les Ezidis à la disparition. Si elle les a protégés au cours des siècles passés, elle s'avère désormais dépassée. Le maintien par une caste restreinte de ses propres privilèges a ainsi un caractère auto-destructif. Le même raisonnement est valable au sujet de la transmission des savoirs: la formation d'une classe d'enseignants chargés de transmettre les savoirs et les croyances de la société ézidie ne doit plus être réservée à une seule caste. La formation d'enseignants pour les écoles religieuse doit être ouverte à une participation plus large. L'autorité doit également être changée et décentralisée. Le pouvoir réservé au seul mîr ou au baba Cheikh ne convient plus aux exigences actuelles. Les intellectuels ézidis ont un rôle à jouer qui nécessite un assouplissement. Ils ont notamment la responsabilité d'attirer l'attention sur la tentative d'assimilation de leur communauté à la culture arabe qui s'accentue de plus en plus.
On le voit, la survie des Ezidis dépend d'efforts venant à la fois d'eux-mêmes et de l'extérieur, menés dans leur pays déchiré et dans l'exil. Les obstacles, s'ils ne sont pas insurmontables, exigent néanmoins rapidement une prise de conscience de part et d'autre. Aura-t-elle lieu? Elle permettrait alors que survive une des plus anciennes religions de l'histoire de l'humanité.